Serge Klarsfeld: ‘La Mémoire de la Shoah n’est pas en danger’

Serge Klarsfeld

Serge et Beate Klarsfeld mènent depuis plusieurs décennies un combat ardu en faveur de la Justice et de la Mémoire des victimes de la Shoah.  Ils ont traqué sans relâche et traduit devant les Tribunaux des criminels nazis patentés. Rien ne prédestinait cette fille d’un soldat de la Wehrmachtet ce fils d’un Juif roumain mort au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau à devenir le couple mythique de “chasseurs de nazis” que l’on connaît.

Serge et Beate Klarsfeld viennent de publier leurs Mémoires (Éditions Fayard-Flammarion). Une autobiographie croisée magistrale et passionnante qui trône depuis sa parution dans toutes les listes des best-sellers en France. Un livre très attendu dans lequel ces deux militants opiniâtres contre toutes les formes de racisme, qui préfèrent se définir comme des “chasseurs d’âmes juives disparues dans la Shoah”, relatent leur combat homérique contre le nazisme et contre l’oubli.

Serge Klarsfeld, Fondateur et Président de l’Association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France, nous a accordé une entrevue depuis Paris.

Vos combats pour réhabiliter la Mémoire des victimes de la Shoah ont permis d’arrêter et juger de grands criminels nazis et des collabos français.

Notre combat nous a conduits aux quatre coins du monde. Nous avons traîné devant les Tribunaux Klaus Barbie, le boucher de Lyon et tortionnaire de Jean Moulin. Dans l’Affaire Barbie, au début des années 80, nous avons eu un grand coup de chance: la dictature bolivienne qui le protégeait était tombée. On a pu alors le faire arrêter et extrader en France. Nos investigations ont permis aussi de traduire devant la Justice René Bousquet, Secrétaire général de la Police du Gouvernement de Vichy, qui joua un rôle capital dans la déportation des Juifs de France; Paul Touvier, Chef de la Milice à Lyon et fonctionnaire de la Police de Vichy; Jean Leguay, haut fonctionnaire du Gouvernement de Vichy; Maurice Papon, haut fonctionnaire du Gouvernement de Vichy, qui joua un rôle de premier plan dans la déportation des Juifs de France… Moi et Beate avons joué un rôle très actif dans des Affaires importantes qui ont contribué à changer la Mémoire de Vichy.

La chasse aux nazis est-elle terminée pour vous?

Oui, depuis 2001, année où a eu lieu le procès par contumace d’Aloïs Brunner, bras droit d’Adolf Eichmann. Cet Officier SS, qui fut le Commandant du camp d’internement de Drancy, a été le responsable de la mort de près de cent vingt-huit mille Juifs de France, d’Autriche, de  Slovaquie et de Grèce. Tous les décideurs de l’extermination des Juifs sont morts aujourd’hui. Seuls vivent encore des exécutants subalternes, âgés aujourd’hui d’environ quatre-vingt-dix ans ou plus. La société allemande, comprenant mieux, enfin, le crime nazi qu’il y a un demi-siècle, tient mordicus à juger les criminels nazis encore en vie. C’est extrêmement difficile parce qu’il faut que ces personnages odieux soient physiquement en état de se défendre et que les charges retenues contre eux soient établies, ce qui est rare dans le cas de ces exécutants de la “Solution finale de la question juive” parce que les crimes qu’ils ont commis n’ont pas été consignés dans des rapports ou des documents.

Y a-t-il un bourreau nazi que vous regrettez de ne pas avoir pu traduire en Justice?

Nous regrettons beaucoup qu’Aloïs Brunner n’ait pas été arrêté et jugé. Cet Officier SS d’une cruauté abominable a été l’instigateur à Nice de l’une des rafles de Juifs les plus brutales de la dernière Grande Guerre en Europe occidentale. Nous avons tout fait pour qu’il soit arrêté et extradé de la Syrie, où il a établi ses pénates après la Guerre. Nous avons obtenu des demandes d’extradition de la part de la France et de l’Allemagne. Mais nous nous sommes heurtés au refus catégorique d’une dictature inflexible, celle de Hafez el-Assad. Ne voulant pas heurter de front le régime d’el-Assad -nous le voyons encore aujourd’hui, la Syrie des el-Assad est une pièce maîtresse sur l’échiquier géopolitique du Moyen-Orient-, les puissances occidentales ont préféré éluder notre demande en considérant que celle-ci relevait d’une Affaire mineure.

Vous avez aussi essayé de faire arrêter en Amérique latine le terrifiant Dr Josef Mengele. 

Nous avons travaillé pendant plusieurs années sans relâche pour débusquer Mengele. Nous savions qu’après la Guerre il avait fui en Argentine. En 1960, après l’arrestation et l’enlèvement d’Adolf Eichmann à Buenos Aires par des agents du Mossad, il s’est enfui au Paraguay. Le dictateur qui régnait alors sur ce pays latino-américain, Alfredo Stroessner, lui accorda la nationalité paraguayenne en 1959. Nous suspections que sa famille très nantie, qui vivait en Allemagne, lui envoyait de l’argent en Amérique latine. Mais nous n’avions pas la preuve.

Une proche amie nous aida beaucoup durant cette traque. Le matin, à l’heure où passait le facteur, elle se pointait au domicile du fils de Mengele, Rolf, un juriste qui vivait à Berlin. Elle s’emparait de son courrier, l’emportait, l’ouvrait, photocopiait ce qu’elle trouvait d’intéressant -surtout les relevés de cartes de crédit-, le remettait ensuite dans sa boîte à lettres et nous faisait parvenir les documents photocopiés à Paris.

Nous avons pu ainsi apprendre que Mengele s’était établi au Brésil et qu’il recevait régulièrement des transferts d’argent d’Allemagne de la part de ses proches. Nous avons remis toutes ces preuves au procureur allemand. Mais, finalement, quand il s’est décidé à faire ce que nous, les Israéliens et les Américains lui demandions avec insistance depuis longtemps, procéder à une perquisition chez les Mengele, c’était trop tard. Lors de cette perquisition, nous avons eu la preuve que Mengele s’était noyé dans une plage de São Paulo en 1978.

Êtes-vous inquiet pour l’avenir de la Mémoire de la Shoah?

Non. Il y a cinquante ans, quand j’entrais dans une librairie à Paris, à New York ou à Berlin, on ne trouvait qu’une dizaine de livres sur la Shoah. Aujourd’hui, vous en trouverez des centaines. Chaque dimension de la Shoah est rigoureusement étudiée par des historiens et des universitaires. La Mémoire de la Shoah a été paradoxalement renforcée par l’offensive macabre menée par les négationnistes pour assassiner la Mémoire des victimes et des survivants de cette effroyable hécatombe. Ces falsificateurs de l’Histoire ont échoué dans leur entreprise infâme entièrement basée sur le mensonge.

Les rescapés de la Shoah et leurs descendants ont riposté avec une grande dignité aux thèses fallacieuses martelées par ces falsificateurs de l’Histoire en: rassemblant l’indispensable documentation sur chaque aspect de la Shoah; en recueillant et en enregistrant les témoignages des derniers survivants; en favorisant les études universitaires dans ce domaine… Dans de nombreux pays, chez vous aussi au Canada, on a créé des Centre de Documentation sur la Shoah et érigé des Mémorials en hommage aux victimes de ce génocide. Des livres, des publications, des films sont consacrés à cette tragédie ineffable.

Le négationnisme de la Shoah qui sévit dans le monde arabo-musulman vous inquiète-t-il?

Nous avons perdu il y a longtemps le combat contre les négationnistes Musulmans de la Shoah, qui ont aujourd’hui de très nombreux émules dans les pays arabo-musulmans. On ne peut pas faire grand-chose contre l’antisémitisme d’État dément qui sévit aujourd’hui en Iran, où l’on ne cesse de claironner sans la moindre vergogne que la “Shoah n’a jamais eu lieu” et qu’“il faut détruire l’État d’Israël”. C’est la propagande nauséabonde d’un État totalitaire. Chose certaine, le délire antisémite des Iraniens et de leurs acolytes n’empêchera pas la Mémoire et l’Histoire de la Shoah de survivre.

Vous avez toujours refusé d’assimiler la République française au Gouvernement de Vichy et les Français aux collabos pronazis.

Je suis profondément Français. J’assume toute l’Histoire de France en moi. J’ai toujours fait la distinction entre la France de Vichy, antisémite et ségrégationniste, et la France du Général de Gaulle et de Jacques Chirac, le premier Président de la République française à avoir reconnu, en 1995, la responsabilité irrécusable de l’État français dans la déportation vers les camps nazis de dizaines de milliers de Juifs de France. N’oublions pas que c’est le Gouvernement de Vichy qui a mis en œuvre une politique antisémite ignominieuse qui avait pour seule finalité la déportation de tous les Juifs de France.

Donc, selon vous, Vichy n’est pas une simple paranthèse de l’Histoire de France.

Le régime de Vichy porte une énorme responsabilité dans ce Chapitre noir de l’Histoire de France. Un quart de la population juive de l’Hexagone a péri dans les chambres à gaz nazies. Mais force est de rappeler que les trois quarts restants ont été sauvés grâce à la solidarité de Français très vaillants qui, au péril de leur vie, ont aidé ces Juifs persécutés à échapper aux griffes impitoyables des nazis en leur trouvant un refuge. Je n’oublierai jamais cette magistrale leçon de fraternité. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la France a été lacérée par une Guerre civile qui opposa deux camps prônant simultanément deux visions antinomiques de la France. Ce ne sont pas les Résistants français qui ont sauvé des milliers de Juifs mais de braves citoyens et prêtres catholiques qui étaient bien conscients que les familles juives arrêtées par les Allemands étaient vouées à la mort.

La poussée fulgurante du Front National (FN) vous préoccupe-t-elle? 

L’extrême droite française prétend qu’elle n’est plus antisémite. De prime abord, cette nouvelle posture idéologique pourrait être interprétée comme un signe positif et encourageant. Détrompez-vous! Ce n’est qu’un vicieux stratagème électoral visant à séduire des électeurs qui sont horripilés par l’antisémitisme mais très attirés par le Programme politiqué proposé par le FN. Le FN inquiète beaucoup les Juifs parce que tout mouvement populiste est antisémite et xénophobe par nature et par essence. Même si le patriarche de ce Parti d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, a été évincé dernièrement, ses nombreux partisans demeurent très actifs au sein de cette Formation politique. Ce noyau d’antisémites continue à véhiculer des clichés antisémites tenaces.

Cette percée politique du FN vous décourage-t-elle vous qui combattez ce Parti d’extrême droite depuis si longtemps?

Si Marine Le Pen gagne les élections présidentielles en 2017 -un scénario terrifiant qui malheureusement est chaque jour plus plausible puisque toutes les enquêtes d’opinion prédisent que la Présidente du FN arrivera au deuxième tour de la Présidentielle de 2017-, moi et Beate quitterons définitivement la France. Nous nous battons contre Jean-Marie Le Pen depuis trente ans. Nous avons réussi à le faire condamner en juin 2013 pour sa piteuse déclaration de 2005: “En France, du moins, l’occupation allemande n’a pas été particulièrement inhumaine”. Une France gouvernée par le FN serait une grossière insulte aux valeurs républicaines auxquelles moi et ma famille croyons foncièrement. Nous partirons parce que nous ne sommes pas candidats au martyr.

Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs en France?

Aujourd’hui, des Juifs quittent la France parce qu’ils n’acceptent plus que leurs enfants soient attaqués physiquement ou humiliés à l’école ou dans la rue. Les Juifs sont très inquiets. Ils sont pris en tenaille entre une extrême droite qui ne cesse de monter et le terrorisme suicidaire fondamentaliste musulman, qui a perpétré des attentats très meurtriers ces dernières années. Aujourd’hui, un courant puissant de haine antijuive émanant du monde arabo-musulman s’est fortement enraciné dans les banlieues chaudes françaises, majoritairement habitées par des populations arabo-maghrébines.

Les Juifs sont aussi très exaspérés par l’anti-israélisme débridé des médias français, qui ne cessent de vilipender injustement l’État d’Israël. C’est vrai qu’il y a aujourd’hui une réelle volonté de quitter la France, mais celle-ci ne concerne pour le moment qu’une dizaine de milliers de Juifs sur les quelque 500000 qui vivent toujours dans l’Hexagone. Une éventuelle victoire du FN aux élections présidentielles de 2017 accentuerait certainement l’exode des Juifs de France. Le populisme d’extrême gauche rampant qui a pignon sur rue dans plusieurs pays européens, qui véhicule de vieux préjugés antisémites issus de l’extrême droite, renforce aussi le pessimisme des Juifs quant à leur avenir en Europe.