Julius Grey une grande conscience sociale

Julius Grey

Né à Wroclaw, en Pologne, en 1948, au sein d’une famille juive non pratiquante, Julius Grey a émigré au Québec avec ses parents en 1957.

 

C’est à l’âge de 9 ans, sur les bancs de l’école protestante anglophone de Montréal, où ses parents, qui parlaient le français, furent contraints de l’inscrire -à cette époque-là, au Québec, les non-Catholiques ne pouvaient pas fréquenter une école française-, que Julius Grey a décidé qu’il défendrait, lorsqu’il deviendrait adulte, les êtres “les plus faibles” et “les plus défavorisés”.

“J’étais complètement perdu dans cette école. J’ai vécu alors l’expérience absolument cauchemardesque de me retrouver dans une classe où je ne savais pas ce qui se passait. J’étais désarçonné et me sentais très vulnérable. Ce sentiment de désarroi allait changer radicalement le cours de mon existence. Je me suis alors juré que toute ma vie je défendrai avec vigueur et conviction les personnes les plus désemparées et les plus marginalisées de notre société”, raconte Julius Grey en entrevue.

Promesse largement tenue. 

Ce citoyen très engagé socialement, Juriste renommé -il est Diplômé en Droit de l’Université McGill, Institution académique où il a enseigné pendant quinze ans, et de l’Université d’Oxford-, pourfendeur de la rectitude politique et infatigable défenseur de la liberté individuelle et de la justice sociale, a participé avec beaucoup d’entrain aux grands débats de société qui ont révulsé le Québec et le Canada au cours des cinquante dernières années. Notamment aux débats fondamentaux, souvent très virulents, sur la langue, la liberté d’expression et la liberté de religion.

Cet éminent Juriste a remporté plusieurs victoires éclatantes devant la Cour suprême du Canada. Ses plaidoiries mémorables lors de la défense de causes où la liberté de religion était en jeu, notamment dans les Affaires du port du Kirpan -cas Gurbaj Singh Multani, en 2006-, de l’Eruv et de la Soukah –cas Moïse Amselem, en 2004-, font désormais partie des Annales de la Jurisprudence canadienne.

Julius Grey évoque son parcours de vie et ses combats homériques devant les plus importants Tribunaux du Québec et du Canada et étaye ses points de vue, souvent très iconoclastes, sur divers sujets d’une brûlante actualité -la liberté de conscience versus la liberté de religion; faut-il limiter la liberté d’expression?; les lacunes du système judiciaire canadien; l’avenir de la démocratie; les grands défis du libéralisme; la crise du multiculturalisme canadien; l’identité québécoise; ses positions contrastées sur la Loi 101…- dans un livre d’entretiens avec l’universitaire et politologue québécoise Geneviève Nootens, qui vient de paraître aux Éditions du Boréal. 

Un essai de réflexion brillant dont on ne peut que recommander fortement la lecture en ces temps nébuleux où notre société traverse une profonde crise des valeurs. 

 

Vous gardez des souvenirs plutôt “heureux” de votre enfance en Pologne ?

En 1957, mes parents, qui étaient des Juifs non observants, décidèrent de quitter la Pologne parce qu’ils craignaient le retour au pouvoir de la Droite, des Nationaux-Démocrates -cette même Droite qui gouverne aujourd’hui la Pologne. Enfant, j’étais très heureux en Pologne. Je n’ai jamais été victime d’antisémitisme. La Pologne est un pays que j’aime beaucoup. Aujourd’hui, j’ai la double nationalité, canadienne et polonaise. Je participe régulièrement aux activités de l’Institut Polonais de Montréal, un des plus importants Instituts culturels polonais établis à l’extérieur de la  Pologne. 

 

Qu’est-ce qui a motivé le Juif très laïc que vous êtes à défendre vigoureusement devant les plus hauts Tribunaux du Québec et du Canada des causes où la liberté de religion était mise à mal?

Dans toutes les causes concernant la religion que j’ai défendues devant les Tribunaux, ma position a toujours été la même: pour moi, ce qui doit primer ce n’est pas la liberté de religion, mais la liberté de conscience, c’est-à-dire le droit d’un individu de dire  “Non”.  Ma plaidoirie lors de la défense de la cause du jeune Multani, qui l’opposait à la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, a été mal comprise par les Sikhs. Ces derniers étaient résolument convaincus que j’ai défendu leur droit à la différence. Ce n’est point le cas. J’ai défendu le droit de chaque individu à la différence et non le droit d’un groupe spécifique à la différence. Dans l’Affaire Multani, pour moi, le but ultime était de permettre à ce jeune Sikh de porter le Kirpan à l’école publique afin de favoriser son intégration à celle-ci. 

 

Selon vous, les écoles ethniques privées constituent un grand écueil qui entrave l’intégration sociale des jeunes issus des Communautés culturelles. 

Pour moi, l’école est le principal creuset de l’intégration sociale. Je ne suis pas un partisan des écoles ethniques séparées. C’est tragique qu’il y ait encore des enfants qui à l’âge de 17 ans n’ont jamais eu des amis à l’extérieur de leur Groupe ethnique, à moins qu’ils fréquentent par exemple l’École de Musique Vincent-d’Indy de Montréal. La réduction des subventions aux écoles ethniques et privées est la seule coupure budgétaire que j’approuve dans le plan de compressions budgétaires sauvages mis en œuvre dernièrement par le gouvernement de Philippe Couillard. Les écoles juives, musulmanes, grecques… constituent une sérieuse entrave à l’intégration sociale d’un enfant. Je suis aussi contre le maintien d’un réseau d’écoles privées, fréquentées majoritairement par des enfants issus de familles aisées financièrement. Ce système d’écoles privées contribue à créer un système de classes sociales, qui est très nuisible pour une société aspirant à l’égalitarisme. 

  

Dans le cas Amselem, avez-vous craint que les plaidoiries devant les Magistrats de la Cour suprême du Canada ne se transforment par moments en un débat portant sur des interprétations purement religieuses?

Les avocats du Sanctuaire du Mont-Royal -qui défendaient la position des propriétaires de l’immeuble de condominiums où résidait M. Amselem, qui s’opposaient à ce que ce dernier érige une Soukah sur le balcon de son domicile-  prirent l’initiative très perspicace de solliciter le point de vue d’une éminente personnalité rabbinique et universitaire, le Rabbin Barry Levy, Doyen de la Faculté des Études Religieuses de l’Université McGill. Ce dernier a produit un Rapport d’expert qui affirmait qu’il n’était pas nécessaire d’avoir une Soukah séparée pour être un bon Juif. Le Rabbin Levy a dit que l’Affaire Amselem reposait sur une mauvaise interprétation du Talmud. Les avocats du Sanctuaire du Mont-Royal ont alors fait valoir que la liberté de religion devait être défendue seulement quand c’était nécessaire pour la religion. 

 

Vous avez brillamment soutenu le contraire devant les Juges de la Cour suprême du Canada et gagné avec une marge très serrée: cinq voix contre quatre.

Il n’était pas question pour moi d’entamer un débat avec un universitaire aussi érudit que le Rabbin Barry Levy sur ce que la religion juive dit ou ne dit pas sur la Soukah. J’ai tout simplement expliqué aux Juges que la position du Judaïsme sur la Soukah n’avait à mes yeux aucune pertinence à partir du moment où M. Amselem voulait et croyait sincèrement que lui dans sa conscience avait l’obligation d’ériger une Soukah sur la terrasse de sa maison.

 

Donc, dans des litiges juridiques portant sur des questions religieuses, vous éludez complètement le point de vue de la religion.

Dans le cas Amselem et le cas Multani, ce qui était important pour moi ce n’était pas de savoir pourquoi la religion juive exige que l’on érige une Soukah durant la Fête religieuse juive de Soukkot ou pourquoi la religion sikh intime à ses fidèles de porter un Kirpan en métal? Ce qui est fondamental et prioritaire à mes yeux, c’est ce que l’individu croit. Je n’ai jamais pris en considération dans ma ligne de pensée ce qui est hérétique pour une religion. Dans le cas Amselem, je suis fier que le Juge Frank Iacobucci de la Cour suprême du Canada ait adopté aussi ce raisonnement. À partir du moment où la croyance d’un individu est sincère, on n’a pas le droit de se questionner sur la légitimité de cette croyance, mais seulement sur la practicabilité de l’accommodement réclamé par une personne croyante qui s’estime lésée.

 

Vous êtes donc très réfractaire aux religions?

Je ne crois pas du tout aux religions organisées. Bien sûr, je respecte totalement tous ceux et celles qui sont croyants, quelle que soit leur religion. Je récuse vigoureusement la pensée anti-religions et l’athéisme officiel des pourfendeurs des religions. Dire de nos jours, comme le faisait sans ambages le célèbre journaliste et essayiste britannique, feu Christopher Hitchens, que la religion c’est de la foutaise et que Dieu n’existe pas, c’est une assertion futile, incendiaire et totalement insensée. Aucun détracteur des religions n’a pu prouver jusqu’ici que Dieu n’existe pas. Je pense qu’il y a une intuition en chacun de nous, quelque chose qui va au-delà de la Science. La Science bien sûr continue à progresser d’une manière fulgurante. Elle apporte des réponses à des questions ésotériques et fondamentales. Mais en ce qui a trait à la question subjective de l’existence de Dieu, ce n’est pas à la Science d’apporter une réponse. Je suis croyant moi aussi, mais d’une autre manière. Je crois en une espèce de force, un phénomène indicible, qui n’est pas de nature spirituelle, mais plutôt kantienne. Ce que Kant a appelé le “Numenon”. 

 

Pourquoi êtes-vous un farouche opposant au multiculturalisme canadien?

Je considère que le multiculturalisme canadien est un échec parce qu’il est impossible de maintenir l’harmonie sociale si les groupes conservent leurs caractéristiques distinctes d’une génération à l’autre et ne se mêlent pas. Le modèle du multiculturalisme favorise un émiettement de la société. Chaque individu vit dans son propre coin, respecte peut-être l’autre, mais refuse de le côtoyer.

 

L’interculturalisme proposé par la Commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodement au Québec reliées aux différences culturelles vous paraît être un meilleur modèle que le multiculturalisme. Pourtant, certains considèrent que ce modèle sociétal est très chimérique.

L’interculturalisme proposé par la Commission Bouchard-Taylor est une très bonne idée.  Ce modèle sociétal permet aux gens d’avoir leur propre culture tout en partageant, s’ils le désirent bien sûr, une culture commune. Par exemple, les Chinois qui vivent au Québec préserveront leur langue maternelle, un idiome de première importance que très peu de Québécois et de Canadiens parlent. Je pense que le modèle interculturel québécois, basé sur l’idée d’une culture commune et d’un mélange de cultures, est un meilleur modèle pour une société que ce que Joe Clark appelait la “Communauté des communautés”. Peut-être qu’au fond, “interculturalisme” est juste un terme qu’on utilise pour parler du compromis qui est toujours nécessaire dans une société très multiethnique comme la nôtre, où on ne peut pas dire aux minorités qu’elles doivent s’assimiler et où on peut pas dire non plus à la majorité qu’elle n’a pas du tout raison.

 

Dans les années 80 et 90, vous avez plaidé devant les Tribunaux l’“anticonstitutionnalité” de plusieurs clauses de la Loi 101. À cette époque, vous avez fustigé aussi le Projet indépendantiste prôné par le Parti Québécois. Or, en 1993, vous avez amorcé ce que vous appelez “mon virage québécois”. Depuis, de nombreux anglophones vous ont durement reproché d’être devenu un “supporter” de la souveraineté du Québec. Êtes-vous réellement devenu “souverainiste”? 

 

Je ne me suis jamais prononcé en faveur de la souveraineté du Québec. J’ai dit tout simplement que c’est une chose qui n’est pas horrible et que je pourrais, si la majorité des Québécois le décidaient, vivre dans un Québec indépendant. Je me serais ajusté à cette nouvelle réalité nationale et sociopolitique. En ce qui a trait à la souveraineté du Québec, je crois que tant du côté des souverainistes québécois que de celui des fédéralistes québécois l’épineuse question de l’avenir politique du Québec est exploitée avec un partisanerie idéologique débridée. C’est ce qui empêche les progressistes du Québec, qu’ils soient fédéralistes ou souverainistes, de travailler ensemble pour relever les grands défis sociaux et économiques auxquels le Québec est confronté en cette deuxième décade du XXIe siècle. C’est regrettable !

 

Le Projet de Charte des valeurs québécoises proposé par le gouvernement péquiste de Pauline Marois vous a profondément choqué.  

La très controversée Charte des valeurs québécoises, que le Parti Québécois voulait imposer aux Québécois, était un modèle passéiste. Cette Charte des valeurs n’était pas si républicaine que ça, comme n’a cessé de le claironner le Parti Québécois, mais était foncièrement anti-musulmane. Cette Charte, qui était d’une mesquinerie et d’une petitesse effarantes, visait avant tout les Musulmans. On voulait punir les femmes Musulmanes et les rendre encore plus marginalisées alors que ces dernières essayent de s’intégrer dans le milieu de travail et subissent déjà des pressions de la part de leur Communauté. Si les Kirpans et les Kippas allaient être bannis aussi de l’espace public, c’était par ricochet. J’ai été offusqué par ce débat très malsain parce que je me suis dit que j’étais naïf de croire que le nationalisme ethnique était fini au Québec. Mais, finalement, le peuple québécois a eu le dernier mot: il a très majoritairement rejeté cette Charte identitaire.

 

Le grand mutisme du gouvernement libéral de Philippe Couillard sur les questions identitaires et linguistiques vous surprend-il?

Non. Je pense que le Parti Libéral du Québec essaye de ne pas relancer le débat identitaire et le débat linguistique. On peut le comprendre parce que c’est un terrain très miné. Par contre, je suis perturbé par les assauts du gouvernement de Philippe Couillard contre l’État providence québécois. S’il est vrai que je comprends la décision de ce gouvernement de ne pas vouloir rouvrir l’épineux Dossier identitaire, je désapprouve totalement les coupures budgétaires sauvages qu’il est en train de faire dans des domaines vitaux:  la santé, les affaires sociales, l’éducation, la culture… C’est inadmissible!

 

La recrudescence de l’antisémitisme dans les pays occidentaux, le Canada n’ayant pas été épargné par ce fléau délétère, vous inquiète-t-elle?

Je pense qu’il n’y a pas d’antisémitisme dans la société moderne. Il y a certainement des antisémites dans tous les pays du monde, comme il y a des gens qui détestent les francophones ou les anglophones. Pendant le Référendum québécois de 1995, j’ai vu des graffitis abjects contre les anglophones et aussi contre les francophones. Posez-vous cette question: est-ce qu’aujourd’hui un enfant Juif né à Montréal a moins de chances de succès qu’un enfant anglophone ou francophone montréalais non-Juif? Pensez-y!

 

Pour vous, la liberté d’expression ne devrait jamais être limitée. Cette position s’applique-t-elle aussi à ceux qui tiennent un discours haineux ou antisémite?

Pour moi, la liberté d’expression est une valeur capitale. Ça prend vraiment une raison très importante pour limiter celle-ci. J’ai toujours pensé qu’en matière de discours, la limite qu’on doit tracer correspond aux véritables dommages. Il faut faire très attention avec l’argument voulant qu’un discours peut réellement causer du tort. Ce n’est vrai que dans des cas extrêmes. Par exemple, si quelqu’un martèle un discours haineux prônant la violence contre les membres d’une minorité et incitant la population à attaquer ces derniers, c’est un cas extrêmement grave. Il y a là un véritable dommage. Un dommage est sérieux quand celui-ci est concret et documenté. Je pense qui si quelqu’un traite une personne de “sale Noir” ou de “sale Juif”, il y a un réel dommage. Mais tous les discours haineux ne créent pas nécessairement un dommage. C’est pourquoi je pense qu’il faut laisser parler librement les gens. C’est un grand leurre de croire que parce qu’on prohibe certaines choses, celles-ci vont disparaître par magie de l’esprit des gens. Tito a interdit toute expression de haine interethnique en Yougoslavie. Durant son règne, on a cru que la Yougoslavie était devenue un terroir de paix où les différentes communautés qui y vivaient cohabitaient pacifiquement. Après l’implosion de la Yougoslavie, le nationalisme ethnique a resurgi avec une force inouïe. Les gens ont recommencé à s’entretuer.