L’Exode oublié des Juifs des pays arabes

Michel Abitbol

Au lendemain de la Shoah, entre 1945 et 1970, une civilisation de vingt siècles a disparu. Du Maroc à l’Iran, en passant par l’Algérie, l’Égypte, le Liban, l’Irak et le Yémen, les Juifs vivant dans le monde arabo-musulman ont été contraints d’emprunter l’amère chemin de l’exil. Tel fut le sombre destin de quelque 900 000 Juifs Sépharades originaires de onze pays islamiques.

N’est-il pas temps de rétablir cette vérité historique trop longtemps occultée?

“Il faut remettre le départ des Juifs des pays arabes dans le contexte socio-historique de l’époque où celui-ci s’est produit. Chose certaine: il n’y a quasiment plus de Juifs dans les pays arabo-islamiques. Dans les pays arabes, il n’y a pratiquement plus de vie juive organisée, à l’exception de la Turquie et de l’Iran. C’est un grand paradoxe. Ces deux pays musulmans, qui n’ont jamais été colonisés, ­abritent aujourd’hui les Communautés juives les plus importantes du monde islamique. On peut dire que le Judaïsme en Terre d’Islam est une page de l’Histoire qui est définitivement tournée. C’est un fait et on ne peut que le regretter, mais l’Histoire n’attend pas le peuple juif pour bouger, pour faire mouvement”, ­explique en entrevue l’Historien franco-israélien Michel Abitbol.

Spécialiste reconnu de l’Histoire du Judaïsme marocain, des Juifs du monde arabe et du conflit israélo-palestinien, Michel Abitbol est Professeur émérite de l’Université Hé­bra­ïque de Jérusalem.

Dans son dernier livre, Histoire des Juifs. De la Genèse à nos jours (Éditions Perrin), ce brillant Historien consacre un chapitre passionnant aux Juifs ayant vécu dans les pays arabo-musulmans, intitulé “Sous les cou­leurs de l’Islam”.

La grande majorité des Juifs qui vivaient en Terre d’Islam n’ont-ils pas été spoliés et contraints à l’exil après la création de l’État d’Israël, au prin­temps de 1948, par des gouvernements arabes farouchement antisionistes?

“Ce que je peux vous dire en tant qu’Historien, c’est que les Juifs qui sont partis des pays arabo-musulmans n’ont pas tous été contraints au départ, dit Michel Abitbol. Une bonne partie de ces Juifs ont quitté leur pays natal de leur propre gré parce que les conditions sociales et politiques avaient radi­calement changé: la France, l’Espagne et l’Italie abandonnèrent l’Afrique du Nord. En dehors des Juifs d’Égypte, qui ont été véritablement expulsés par Nasser, et des Juifs Pieds-Noirs d’Algérie, dont le sort fut le même que celui des Pieds-Noirs non-Juifs, ces départs ont été le plus souvent volontaires. Cela est vrai même pour un pays comme l’Irak. Volontaire dans le sens où les Juifs ont considéré à un moment donné qu’ils ne pouvaient plus vivre dans un pays arabo-musulman. Mais ces derniers n’ont pas été forcés de quitter leurs pays d’origine respectifs dans le sens physique du terme. Bien sûr, le départ des Juifs natifs des pays arabes fait partie du contexte historique global du Moyen-Orient.”

Ces Juifs Sépharades, dont la majorité trouvèrent refuge dans l’État d’Israël naissant, demandent aujourd’hui que leur tragédie soit reconnue par les pays arabes et la Communauté internationale. Ils veulent que leur grief soit pris en considération par les leaders palestiniens et du monde arabe lors de futures négociations de paix avec Israël. Cette requête est-elle réaliste?

“Cet élément ne me surprend pas. Cette revendication éminemment politique est devenue une carte dans les négociations entre Israéliens et Palestiniens et Israéliens et Arabes. Cette revendication est défendue vigoureusement, depuis une vingtaine d’années, par la W.O.J.A.C. -World Organization of Jews from Arab Countries-, rappelle Michel Abitbol. En tant qu’Historien, il me paraît assez difficile de considérer les départs des Juifs des pays arabes à la fin des années 50 comme une sorte d’expulsion. Par ailleurs, cette revendication politique des Sépharades natifs des pays arabo-islamiques affaiblit l’argumentaire sioniste. En effet, beaucoup de Juifs nés dans les pays arabes ont fait leur Aliya non pas parce qu’ils ont été forcés à s’établir en Israël mais parce qu’à travers leur Aliya, ils voulaient exprimer tangiblement leur attachement à la Terre de leurs aïeux.”

Auteur de plusieurs ouvrages majeurs sur l’Histoire du conflit israélo-arabe, quel regard porte aujourd’hui Michel Abitbol sur cet interminable contentieux?

“Si vous m’aviez posé cette question il y a une trentaine ou une vingtaine d’années, je vous aurais alors répondu que j’étais optimiste. À cette époque, personne n’avait prévu la résurgence du fondamentalisme religieux islamique, qui n’est pas seulement un phénomène politique, mais aussi un phénomène culturel. Dans tous les pays arabo-musulmans qui ont plongé dans l’islamisme, on est en train de réécrire l’Histoire des relations entre Juifs et Musulmans. Les idéologues de l’islamisme sont de véritables antisémites. Dans le monde islamique, on assiste à la montée en force d’un phénomène délétère qui jusque-là était totalement étranger à l’Islam: l’émergence d’un véritable antisémitisme musulman. Dans les sociétés musulmanes, les voix libérales et les porte-­parole du rationalisme se sont tus. Ils ont laissé l’espace public entièrement entre les mains de mouvements intégristes et antisémites, qui détiennent aujourd’hui le pouvoir politique dans plusieurs pays arabo-musulmans.”

 

In an interview, Israeli historian Michel Abitbol talks about the emigration of Jews from virtually all Arab lands after World War II.