Les Juifs d’extrême gauche en Mai 68

Yaïr Auron

Il y a 45 ans, les pavés et les gre­nades volaient dans les rues de Paris. Cette révolte des étudiants Français, période tumultueuse mieux connue sous l’appellation de “Mai 68”, allait radicalement chambarder le paysage sociopolitique de la France. Cette vague révolutionnaire étudiante a laissé de profonds ­stigmates dans la société française.

“Nous sommes tous des Juifs allemands”. Ce célèbre slogan de Mai 68 a marqué toute une jeunesse soli­daire de Daniel Cohn-Bendit, désigné par le Gouvernement du Général de Gaulle comme l’“apatride re­spon­sable des désordres” qui ont plongé la France pendant plusieurs semaines dans un très grand chaos.

Daniel Cohn-Bendit illustre avec force l’action de nombreux jeunes Juifs nés durant ou après la Seconde Guerre mondiale. Membres de groupes trotskistes, maoïstes ou anarchi­sants, ces militants ont animé le Mouvement révolutionnaire de la fin des années 60 jusqu’au début des années 70. Qu’ils se nomment Alain Krivine, Bernard Kouchner, Alain Geismar, Alain Finkielkraut, André Glucksmann… ces révoltés de Mai 68, qui continuent de tenir un rôle déterminant dans le débat politique et intellectuel français et européen, ont en commun d’avoir grandi dans des familles profondément marquées par la Shoah.

Dans un essai-enquête brillant et iconoclaste, traduit de l’hébreu au français sous le titre Les Juifs d’extrême gauche en Mai 68 (Éditions Albin Michel), l’universitaire israélien Yaïr Auron, Professeur à l’Université Ouverte de Tel-Aviv, a tenté de comprendre la place qu’a tenue leur culture, qu’elle ait été refoulée ou acceptée, dans l’engagement de ces Juifs d’extrême gauche. Souvent peu enracinés dans le terreau français, considérant avec suspicion le Mouvement sioniste et l’État d’Israël, ces rebelles irrévérencieux se sont voulus solidaires de tous les opprimés, parmi lesquels les Palestiniens. Pourtant, à l’inverse de l’Allemagne ou de l’Italie, l’extrême gauche française s’est refusée à opter pour le terrorisme. Et là encore, ­explique Yaïr Auron, “la dimension juive a pu jouer un rôle décisif”.

Ce document socio-historique excep­tion­nel, fruit d’une longue enquête menée par Yaïr Auron pen­dant plu­sieurs années, propose une relecture très originale des “années gau­chistes” et une analyse par­ti­cu­lière­ment fouillée de l’inconscient de cette période sulfureuse.

D’après Yaïr Auron, la Shoah apparaît comme le référent politique, la source des impératifs moraux et l’élément fondateur de l’identité individuelle des ces radicaux Juifs.

“L’ampleur de cette tragédie indicible que fut la Shoah explique son influence déterminante dans le retour, plus ou moins important, des radicaux Juifs vers leur Judéité. Cela dit, la Shoah n’est pas l’unique composante expliquant ce “revirement” de la génération juive de Mai 68. Mais son ombre imposante et menaçante reste toujours obstinément présente.”

Selon Yaïr Auron, le fait que beaucoup de radicaux Juifs aient été des enfants ou des proches de rescapés de la Shoah les a rendus plus sensibles à la lutte en faveur des opprimés de tous bords, particulièrement des Palestiniens.

“Les radicaux Juifs ne se sont pas contentés de la lutte antifasciste dans leur propre pays. Les mouvements contestataires des organisations ­d’extrême gauche, auxquels appartenaient les radicaux Juifs, ont voulu se distinguer en mettant en avant leurs penchants internationalistes, dans leur combat contre l’impérialisme et le colonialisme. Ils furent plus d’une fois conscients que la “lutte véritable”, “cruciale”, se déroulait dans les pays du Tiers-Monde. Parce qu’ils étaient Juifs et vivaient l’Europe d’après la Shoah, ils se devaient de prêter assistance aux opprimés, et particulièrement aux victimes du colonialisme occidental”, explique Yaïr Auron.

Une autre composante fondamentale du processus de la quête identitaire de ces Juifs radicaux, et, pour certains d’entre eux, du retour à leur Judéité: leur croyance dans le message moral et éthique contenu aussi bien dans le Judaïsme que dans leur lutte, et dans la possibilité de combiner l’un à l’autre.

“Ces radicaux Juifs s’estiment fidèles au caractère révolutionnaire de l’esprit du Judaïsme et à ses re­pré­sen­tants charismatiques qui jamais ne rechignèrent à affronter l’autorité et le pouvoir, à revendiquer des valeurs d’équité et à défendre les opprimés. Il convient ici d’insister: cet élément d’identité des radicaux ­d’extrême gauche Juifs existait déjà auparavant mais de manière moins flagrante et moins consciente, précise Yaïr Auron. Parfois, au nom de ce même élément, ces révoltés fougueux combattirent Israël, selon eux inique et irrespectueux des valeurs morales fondamentales du Judaïsme. Ainsi, certains, bien qu’ayant revu leurs positions à l’égard d’Israël, continuent de prétendre que le Juif est plus fidèle, même minoritaire, en Diaspora à son Devoir moral qu’il ne peut l’être en Israël, pays nécessairement confronté à la question du recours à la force.”

 

Israeli historian and academic Yaïr Auron’s book about the Holocaust’s influence on the student revolutionist movement of the late 1960s and early ’70s, known in France as May 68, was recently translated into French.