Une entrevue avec la romancière Éliette Abécassis

Éliette Abécassis  [photo:Claude Gassian-Flammarion]

La brillante romancière Éliette Abécassis ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre l’“angoisse lancinante” qui étreignait le père de la psychanalyse, Sigmund Freud, harassé quotidiennement par les séides du IIIe Reich hitlérien dans la Vienne du printemps 1938, qui venait d’être engloutie par les nazis avec l’aval d’un très forte majorité d’Autrichiens, et la “profonde inquiétude” des Juifs de France face à l’inexorable montée de l’antisémitisme dans la société française de 2014.

Sigmund Freud est le personnage central du nouveau cru d’Éliette Abécassis, Un secret du Docteur Freud (Éditions Flam-marion, 2014). 

Un roman biographique subjuguant qui se dévore d’un bout à l’autre, dans lequel l’auteure de Qumran et de Sépharade nous plonge dans le monde bouillonnant de la psychanalyse du début du XXe siècle et lève le voile sur un pan méconnu de la vie de Sigmund Freud. 

Tout ce qui se passe aujourd’hui en France me rappelle carrément les années 30, une période charnière sur laquelle j’ai beaucoup travaillé avant d’entamer l’écriture de ce roman. L’état d’esprit dans lequel les Juifs français sont actuellement est le même que celui dans lequel vivait Freud à la veille de son exil forcé et définitif de Vienne. C’est-à-dire: le fait de se demander si on doit partir et quand il faudra partir? Ce n’est même plus si. On est passé du si au quand?”, nous a confié Éliette Abécassis en entrevue depuis Paris.

Ce questionnement angoissant de Sigmund Freud -“il n’y avait pas plus Viennois que cet éminent médecin neurologue”, rappelle Éliette Abécassis- est “déchirant”. Être forcé de quitter son pays natal, c’est “un drame très douloureux”. Freud attendra jusqu’au dernier moment pour quitter Vienne, après avoir subi plusieurs interrogatoires et perquisitions de la Gestapo.

“Je ne peux pas m’empêcher de penser à ce moment très bouleversant dans la vie de Freud parce que je crois sincèrement que les Juifs de France sont aujourd’hui au seuil du moment fatal où on envisage très concrètement de quitter son pays natal parce que l’ambiance est devenue trop nauséabonde. Quand on entend crier “mort aux Juifs” dans les rues de Paris, soit on prend les armes puis on se bat, que ce soient des armes intellectuelles ou des armes physiques, puisqu’il s’agit maintenant pour les Juifs de se défendre physiquement, ou alors on prend la grave décision de quitter la France.”

Éliette Abécassis a deux enfants, âgés de 10 et 8 ans. Leur avenir la “taraude quotidiennement”. 

“J’ai perdu ma sérénité, je suis an-goissée pour tous les Juifs vivant en France. Mon inquiétude ne s’atténuera pas parce que je vois effarée que la situation se dégrade d’année en année, de mois en mois. Chaque année, on traverse un palier: après le meurtre abject d’Ilan Halimi, il y a eu l’assassinat de plusieurs enfants à l’École juive Ohr Torah de Toulouse, l’attaque terroriste d’un djihadiste contre le Musée juif de Bruxelles… Et ça continue. Je ne vois pas ce qui pourrait changer cette situation très délétère.”

Éliette Abécassis a grandi à Strasbourg dans une famille où l’esprit et l’œuvre de Sigmund Freud étaient omniprésents. Son père, Armand Abécassis, est un éminent exégète de la Bible et un spécialiste réputé des relations entre le Judaïsme et le Christianisme. Sa mère, Janine Abécassis, à qui elle dédie ce roman, est professeure émérite de psychologie clinique et psychanalyste. 

“Ma mère étant psychanalyste, j’ai été élevée avec Freud. J’ai grandi dans une culture très psychanalytique. C’était donc tout à fait naturel qu’un jour j’écrive sur ce sujet. Ma mère m’a beaucoup aidée et accompagnée dans l’écriture de ce livre, non seulement par un travail de documentation, mais je dirais aussi presque d’enquête sur le personnage de Freud, qu’elle connaît très bien et que toute ma famille aime passionnément.”

Dans ce roman fascinant, Éliette Abécassis entremêle avec brio des éléments biographiques de la vie mouvementée de Sigmund Freud et des éléments fictifs, tout en insérant ceux-ci rigoureusement dans le cadre historique de cette époque tumultueuse.

En mars 1938, Sigmund Freud convoque d’urgence une réunion de la Société psychanalytique, Institution qu’il a fondée quelques années auparavant. Il exhorte ses élèves et ses disciples à fuir l’Autriche nazie. Lui, le Maître, qui chaque jour est de plus en plus épié et menacé par les autorités allemandes, refuse catégoriquement de quitter son terroir natal. Il argue qu’il est trop vieux et très malade -un cancer le ronge depuis quelques années. Mais le vrai motif de son refus de s’exiler est -autre. Freud veut d’abord récupérer des lettres “très compromettantes” qui recèlent “un secret terrifiant”. Secret dont pourrait prendre bien-tôt connaissance Anton Sauerwald, un réputé chimiste viennois, nommé par les nazis au poste de Commissaire aux Affaires juives en Autriche, à qui on a confié la mission de compulser les nombreux volumes de comptes personnels et professionnels du célèbre Dr Freud…

Dans ce roman très captivant, Éliette Abécassis réhabilite l’image, très écornée ces dernières années, de ce grand penseur de la modernité que fut Sigmund Freud.

“Ça ne m’étonne pas que Freud soit attaqué aujourd’hui avec autant de véhémence. On vit de nouveau à une époque nébuleuse où la barbarie, les dogmes autoritaires et les idéologies nauséabondes sont de retour en force, dit-elle. Freud recherchait avant tout l’humain et l’humanité. Son système de pensée attaque tous les systèmes de pensée. La psychanalyse est anti-système. Donc, forcément, les Allemands avaient peur d’être psychanalysés par Freud. Ils craignaient que le nazisme soit psychanalysé et réduit à néant par cet explorateur iconoclaste de l’âme humaine. J’ai voulu montrer que Freud était un très grand esprit qui a vraiment révolutionné la vision de l’homme. Il n’avait aucun tabou. Je dépeins un Freud très humain, avec ses angoisses, ses échecs, ses grandes réussites, ses espoirs… Je voulais vraiment rentrer dans la vie quotidienne et dans l’esprit de ce grand génie du XXe siècle avec un parti pris très positif et m’inscrire en faux contre toutes les attaques fielleuses dont Freud est l’objet aujourd’hui.”

Éliette Abécassis évoque les “rapports très singuliers” que Freud entretenait avec le Judaïsme. De très beaux passages de ce livre sont consacrés à cette “relation ambivalente” encore aujourd’hui “très mal comprise”.

La psychanalyse attaque la religion, donc le Judaïsme. Freud était un esprit laïc et philosophique qui a montré, d’un point de vue psychanalytique, que l’avenir d’un groupe humain est écrit dans la genèse de sa religion. Il a écrit le livre Moïse et le Monothéisme non pas pour analyser le personnage de Moïse, mais surtout pour s’interroger sur la naissance d’une idéologie. Pourquoi les hommes ont-ils besoin d’un père, d’une figure paternelle?  Pourquoi ont-ils aussi besoin de tuer le père à un moment donné? Les Juifs sont un petit peu les pères de l’humanité parce qu’ils ont apporté au monde les Dix Commandements grâce à cette figure extraordinaire que fut Moïse.”

D’après Éliette Abécassis, en ce qui a trait à sa Judéité, Sigmund Freud a toujours été dans “un questionnement permanent”,  comme tout Juif d’ailleurs puisque “tout Juif doute toujours”. 

“Le Talmud c’est une façon de questionner le Judaïsme. Ce questionnement lui-même me paraît très juif. Il faut rappeler que Freud est toujours resté fidèlement ancré dans son identité juive, qu’il a toujours revendiquée. Il était un membre actif de l’Association Bna’i Brith. Freud n’a jamais renié son Judaïsme, au contraire, il l’a toujours porté très fièrement et assumé jusqu’au dernier jour de sa vie.”

Un secret du Docteur Freud est un roman émouvant, instructif, plein d’allant et de mélancolie, qu’il faut lire absolument. Un autre grand tour de force littéraire d’Éliette Abécassis.