La Russie de Poutine, les Juifs et Israël

Sarah Fainberg

“L’une des principales sources de l’antisémitisme contemporain a jailli en URSS en 1967, après la Guerre israélo-arabe des Six Jours. Cet antisémitisme s’est cristallisé dans une idéologie virulente, que les Soviétiques ont appelée la “Sionologia”, forgée de toutes pièces par le K.G.B. pour discréditer le Sionisme et présenter l’État d’Israël comme un État raciste. La “Sionologia” a des filiations idéologiques avec le nouvel antisémitisme qui sévit aujourd’hui, particulièrement en Occident. Ce discrédit du Sionisme par les dirigeants de l’URSS s’est converti et traduit au fil du temps en une violence réelle, ou symbolique, contre les Juifs de la Diaspora.”

Auteure d’une vaste et très éclairante enquête sur l’antisémitisme soviétique après l’ère de Staline, publiée récemment aux Éditions Fayard sous le titre Les Discriminés, la politologue franco-israélienne Sarah Fainberg démontre dans cette étude très fouillée, qui s’appuie sur des entretiens menés auprès de quatre générations de Juifs originaires de l’ex-URSS et des Archives inédites, comment l’antisémitisme dans l’URSS post-stalinienne, qui constituait “une composante de poids du régime soviétique”, était un des éléments cardinaux d’une “matrice raciste” plus générale qui a servi à stigmatiser et broyer toutes les minorités vivant sous le régime autocratique soviétique. Sarah Fainberg démonte les ressorts de la domination étatique implacable, du racisme ordinaire et de la compétition interethnique dans l’Union soviétique post-stalinienne. Une réflexion perspicace, et malheureusement toujours très actuelle, sur les dérives xénophobes d’un régime totalitaire.

Docteure en Science politique de SciencesPo-Paris et ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Paris de la Rue d’Ulm -prestigieuse Institution d’Études supérieures en Lettres et en Sciences humaines qui a accueilli dans ses bancs des figures marquantes de l’intelligentsia française, dont Jean-Paul Sartre et Raymond Aron-, Sarah Fainberg est une spécialiste reconnue de la politique étrangère de la Russie, des relations entre Israël et les pays d’Europe de l’Est et des rapports entre Israël et les Diasporas juives américaine et française.

Sarah Fainberg est Chercheuse à The Institute for National Security Studies de Tel-Aviv (INSS) -le plus important Think Tank -Groupe d’analyse et de réflexion- indépendant israélien conseillant le Gouvernement d’Israël en matière de Sécurité et de Défense nationale-, Professeure associée à l’Université de Tel-Aviv et Professeure associée à l’École de Diplomatie de l’Université Georgetown à Washington. Elle a aussi enseigné à l’Université Columbia à New York et à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg en Russie.

Sarah Fainberg, qui est polyglotte -elle parle couramment l’anglais, le français, l’hébreu, le russe et l’ukrainien- a fait son Aliya de France il y a deux ans. 

L’antisémitisme prospère-t-il dans la Russie de Vladimir Poutine? 

“Il n’y a plus en Russie un antisémitisme institutionnalisé. Au contraire, au début des années 90, au moment de la grande transition vers la Russie démocratique et indépendante, on a assisté à l’émergence  d’un philosémitisme institutionnalisé. Le même phénomène s’est produit aussi en Ukraine. Les pouvoirs publics russes et ukrainiens ont rapidement et officiellement reconnu la Shoah. Des Musées dédiés à l’Histoire de la Shoah et du Judaïsme ont été créés en Russie et en Ukraine. Au départ, cette ouverture envers les Juifs était perçue comme un gage rassurant de la démocratisation de ces anciens pays communistes, qui voulaient se montrer extrêmement respectueux à l’endroit de leurs minorités, et aussi comme une carte de rapprochement avec les États-Unis et l’Occident”, explique Sarah Fainberg en entrevue depuis Tel-Aviv.

Aujourd’hui, en Russie, il y a un “antisémitisme résiduel”, souligne-t-elle.

“On retrouve parmi les idéologues les plus virulents du néonationalisme et de la nouvelle doctrine militaire russes des antisémites invétérés dont la judéophobie viscérale est une émanation du courant ultranationaliste de l’Eurasisme russe.”

Plusieurs de ces idéologues antisémites ont été jusqu’à récemment de proches conseillers de Vladimir Poutine, rappelle Sarah Fainberg.

“Mais Poutine a fini par exclure ces nationalistes antisémites des hautes sphères du pouvoir.”

C’est notamment le cas d’Alexandre Douguine, qui a été évincé de l’Université de Moscou, ce qui fut une manière pour Poutine de se départir de ce grand chantre de l’Eurasisme antiaméricain. 

À la Télévision russe, on peut déceler aussi un “antisémitisme latent”. 

“Mais Vladimir Poutine n’est pas du tout antisémite”, affirme Sarah Fainberg sur un ton catégorique.

D’après les statistiques établies en 2014 par l’Anti-Defamation League (A.D.L.), au palmarès hideux des préjugés et des actes antisémites, la Russie et l’Ukraine  se classent après la France et la Grèce. 

“Il faut remettre les choses dans leur juste proportion. Il y a de l’antisémitisme en Russie et en Ukraine, mais cet antisémitisme est inférieur à celui qui sévit en France, en Angleterre, en Allemagne et en Grèce”, rappelle Sarah Fainberg

Quel est aujourd’hui l’état des relations entre Israël et la Russie?

“Ce sont des relations compartimentées. Depuis la restauration des relations diplomatiques entre Israël et la Russie, au début des années 90, après l’effondrement de l’URSS, un modus vivendi s’est établi entre les deux pays. Ces dernières années, Israël et la Russie ont collaboré étroitement dans plusieurs domaines: la lutte contre le terrorisme, le partage des expertises en matière de stratégies contre-terroristes, une coopération soutenue dans le domaine scientifique, des échanges dans le domaine culturel… Il y a des liens très étroits entre les Juifs vivant en Russie et dans les anciennes Républiques de l’ex-URSS et leurs coreligionnaires natifs de l’ex-URSS qui ont émigré en Israël après l’implosion du régime communiste soviétique. Israël a d’importants échanges économiques avec la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et l’Azerbaïdjan”, précise Sarah Fainberg. 

Mais, d’un autre côté, il y a des sujets “potentiellement explosifs” qui divisent profondément les Israéliens et les Russes.

La Russie est le principal fournisseur d’armes des plus grands ennemis d’Israël, l’Iran, le Hezbollah et le Hamas. À l’été 2014, durant les cinquante jours de guerre entre Israël et le Hamas, des roquettes de fabrication russe se sont abattues quotidiennement sur des villes israéliennes. 

“Israël joue à un jeu très compliqué avec la Russie afin que celle-ci ne fournisse pas à l’Iran et au Hezbollah des “Game Changers”, des armes très puissantes qui peuvent changer le rapport des forces sur le terrain, particulièrement les S300, un Système mobile de missiles sol-air, et les ANTEY 2500, un Système de missiles extrêmement sophistiqués. La possession par l’Iran et le Hezbollah de ces armes balistiques russes pose un très gros problème à Israël”, explique Sarah Fainberg. 

En ce qui a trait au Dossier palestinien, les Russes ont constamment soutenu la démarche unilatérale entreprise par l’Autorité Palestinienne pour que les principales Organisations internationales reconnaissent l’État de Palestine sans que les Palestiniens soient contraints à s’engager dans des négociations directes avec Israël. 

En même temps, la Russie s’escrime à entretenir de bonnes relations avec Israël puisqu’elle considère ce pays comme l’un des quatre acteurs-clés de la région avec l’Iran, la Turquie et l’Égypte.    

“Vladimir Poutine, qui effectuera prochainement un voyage officiel en Israël et dans les Territoires palestiniens, joue sur ces quatre axes, qui ont évidemment des intérêts différents et opposés. C’est pourquoi les relations entre Israël et la Russie sont tendues, ambivalentes et compartimentées.” 

Sarah Fainberg a été invitée à donner des conférences à la Chaire d’Études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa, dirigée par Dominique Harel.

Elle lance un vibrant appel à la Communauté juive et à la Communauté ukrainienne du Canada pour qu’elles se mobilisent en faveur de Nadejda Savtchenko, une femme Officier de l’Armée ukrainienne de 33 ans capturée le 9 juillet par des rebelles pro-russes et emprisonnée depuis d’une manière complètement arbitraire par les autorités russes. 

Nadejda Savtchenko a entamé une grève de la faim il y a trois mois.

Victor Fainberg, père de Sarah Fainberg, qui fut victime de l’antisémitisme violent soviétique et interné en 1968 dans une prison psychiatrique de l’URSS, aujourd’hui âgé de 83 ans, a aussi entamé une grève de la faim en solidarité avec Nadejda Savtchenko.

“Je demande de tout coeur aux Juifs et aux Ukrainiens du Canada de se mobiliser pour la liberté et la vie de Nadejda Savtchenko”, exhorte Sarah Fainberg.