Q&A A.B. Yehoshua: ‘Un État binational serait suicidaire’

A.B. Yehoshua

Né à Jérusalem en 1936 d’un père dont la famille est établie en Eretz Israël depuis six générations et d’une mère originaire du Maroc, Avraham B. Yehoshua, que les Israéliens ont surnommé “Boulli”, est l’un des plus grands écrivains israéliens.

Publié dans le monde entier -son imposante œuvre littéraire a été traduite en 35 langues-, ce brillant romancier et militant infatigable du rapprochement entre Israéliens et Palestiniens, qui parle fort bien le français, a été le récipiendaire d’une quinzaine de Prix littéraires internationaux réputés et, en 1995, le lauréat du prestigieux Prix Israël, la plus haute distinction décernée par l’État hébreu à des personnalités israéliennes s’étant brillamment distinguées dans un champ spécifique.

Le dernier roman d’A.B. Yehoshua, La figurante, dont la version originale en hébreu est parue en 2014, sera publié en français -aux Éditions Grasset- et en anglais l’année prochaine. Ce roman psychologique relate l’histoire d’une musicienne de 42 ans qui refuse d’avoir un enfant au désespoir de son époux, qui est contraint de la quitter…


Click here to read an edited and abridged English version of this interview


À la veille des élections législatives israéliennes, nous avons recueilli le point de vue d’A.B. Yehoshua sur cette nouvelle joute électorale et des sujets relatifs au conflit israélo-palestinien toujours d’une brûlante actualité.

Quelles sont vos impressions sur l’actuelle campagne électorale israélienne ?

C’est une campagne électorale sale et d’une grande bassesse qui déshonore la démocratie israélienne. Les attaques fielleuses dont Benyamin Netanyahou est la cible me déplaisent beaucoup. Ses nombreux détracteurs devraient se rappeler du cas de l’ancien Premier Ministre d’Italie, Silvio Berlusconi. Plus on attaquait avec véhémence le Cavaliere, plus il rebondissait dans l’arène politique italienne. Les invectives fulminantes proférées à l’encontre de Berlusconi ne l’ont pas empêché de diriger les destinées de l’Italie plusieurs fois consécutives. 

C’est donc une campagne électorale virulente et insipide ?

La situation politique qui sévit aujourd’hui en Israël me rappelle celle qui prévalait en France dans les années 50 durant la IVème République. Tous les deux ans, le gouvernement tombait. La France était alors confrontée à un grand problème qui paraissait insoluble: l’Algérie française. Nous vivons aujourd’hui en Israël une situation semblable. Les coalitions gouvernementales au pouvoir n’arrivent jamais au terme de leur mandature. Et, l’obsédante question palestinienne est l’Algérie française d’Israël.

Quels sont les principaux enjeux de ces élections législatives ?

Le problème majeur auquel Israël fait face aujourd’hui est la question palestinienne. Je déplore que cette question cruciale ait été éludée pendant cette campagne électorale par les principaux Partis politiques. Tous les autres problèmes sont secondaires. L’économie israélienne se porte bien, en dépit d’un accroissement continu des inégalités socioéconomiques entre les plus riches et les plus pauvres. L’“américanisation” débridée de l’économie israélienne m’horripile au plus haut point. Le modèle socioéconomique américain, qui fascine beaucoup d’Israéliens, comporte de nombreuses tares. Je préfère de loin le modèle social et économique que vous avez bâti au Canada, qui est beaucoup plus équitable et moins dommageable pour les couches sociales les plus défavorisées. En ce qui a trait à la Sécurité intérieure, Israël est parvenu à contrecarrer les menaces terroristes… La très épineuse question palestinienne est le grand problème qui envenime la vie quotidienne des Israéliens depuis plusieurs décennies. Quant au principal corollaire de ce problème infernal, la colonisation outrancière des Territoires palestiniens, c’est un fléau qui gangrène la démocratie israélienne.

D’après les plus récents sondages, Benyamin Netanyahou est le leader politique le mieux positionné pour former le prochain gouvernement. Je suppose que cette perspective électorale ne doit pas vous réjouir?

Pour moi, l’unique voie politique qu’Israël doit impérativement emprunter pour attaquer de front les grands problèmes et les nombreuses menaces lancinantes auxquels il est confronté aujourd’hui est la constitution d’un gouvernement d’Union nationale. En Israël, c’est une option qui a déjà fait ses preuves dans le passé. J’espère que cette fois-ci Benyamin Netanyahou n’excluera pas catégoriquement cette alternative politique très salutaire.

S’il gagne les élections, l’autre option politique qu’aurait Benyamin Netanyahou serait de constituer de nouveau une coalition gouvernementale avec les partis d’extrême droite et les Partis religieux.

Une nouvelle alliance avec des nationalistes extrémistes, comme Naftali Bennett, leader du Parti Habayit Hayehudi Le Foyer juif-, et des leaders religieux opportunistes et très obtus nous mènera droit vers une autre impasse qui s’avérera catastrophique. La grande priorité de cette éventuelle nouvelle coalition gouvernementale d’extrême droite sera de poursuivre tambour battant la colonisation de la Cisjordanie et de construire des centaines de nouveaux logements à Jérusalem-Est. Une politique très néfaste qui aura pour conséquence d’envenimer davantage les relations, déjà très amochées, entre le gouvernement Netanyahou et l’Administration Obama. Cette politique pitoyable portera un coup fatal à la solution de deux États et aux relations entre Israël et les États-Unis.

La stratégie électorale de la Gauche israélienne semble vous laisser très sceptique?

Il est temps que les leaders de la Gauche cessent de parler de choses insignifiantes et posent une fois pour toutes aux Israéliens la question qui, à mes yeux, est la plus fondamentale: “Voulez-vous vivre dans un État binational israélo-palestinien?” Un État binational sera une grande catastrophe aussi bien pour les Israéliens que pour les Palestiniens. Les perspectives démographiques défavorables aux Israéliens Juifs ne m’inquiètent pas outre mesure. Ces derniers pourront toujours trouver un stratagème astucieux pour contrer cette tendance délétère: par exemple, accorder le droit de vote aux Israéliens vivant à l’étranger. Ce qui me préoccupe beaucoup c’est la nature bizarroïde d’un État binational, qui sera source de nouveaux conflits et affrontements entre Israéliens et Palestiniens. 

Selon vous, un État binational israélo-palestinien est l’antithèse du Projet sioniste.

Absolument. Dans ce type d’État bicéphale, l’Identité juive israélienne est vouée à l’extinction. Il faut rappeler qu’Israël et la Palestine ne sont pas le Canada et le Québec. Jusque-là, les Canadiens anglophones et les Québécois francophones sont parvenus à cohabiter pacifiquement dans le système politique confédéral canadien. Sincèrement, je ne crois pas du tout que les Israéliens et les Palestiniens puissent coexister aussi pacifiquement que les Canadiens et les Québécois dans un État binational. Soyons réalistes! Il y a aujourd’hui un rêve camouflé dans la tête de beaucoup de Palestiniens exaspérés par leurs perspectives d’avenir, qu’ils augurent de plus en plus sombres: vivre dans un État binational. Il faut venir à bout de ce rêve macabre. Le temps joue contre Israël.

Vous croyez toujours résolument à la solution de deux États?

Il n’y a pas une autre issue pour assurer un avenir sécuritaire et viable à l’État d’Israël. Je suis un vieux Sioniste né à Jérusalem à l’époque de la Palestine mandataire britannique. J’ai vécu des moments très lugubres où l’existence d’Israël était sérieusement menacée. C’est la première fois de ma vie que j’entends un leader politique israélien, Naftali Bennett, déclarer publiquement qu’“il n’y aura jamais de paix avec les Palestiniens ni avec le monde arabe”. C’est effarant! Même en 1948, quand Israël était un État embryonnaire très vulnérable menacé d’annihilation par sept Armées arabes surarmées, aucun leader politique sioniste, de Gauche ou de Droite, n’a jamais déclaré que la paix avec les Arabes n’est qu’une chimère. Même dans la Mouvance révisionniste sioniste il n’y a jamais eu un tel fatalisme. Force est de rappeler que le Sionisme n’a jamais été synonyme de défaitisme, ni de fatalisme. Feu Menahem Begin, figure de proue de la Droite ultra-nationaliste sioniste, n’a jamais tenu des propos aussi consternants. Au contraire, Begin croyait à la paix avec les Arabes.

N’est-ce pas le radicalisme des Palestiniens qui a largement contribué à crédibiliser dans la société israélienne le discours de l’extrême droite, que vous qualifiez de “fataliste”?

Naftali Bennett et les autre ténors de l’extrême droite israélienne parlent en terme d’“éternité” lorsqu’ils étayent leur vision très sombre des relations futures entre Israël et les Palestiniens. La seule solution que ces radicaux préconisent est la création de bantoustans “indépendants” dans les villes aujourd’hui sous la houlette de l’Autorité Palestinienne. Une espèce de semi-apartheid inspiré du modèle politique de sinistre mémoire qui a prévalu en Afrique du Sud jusqu’au début des années 90, où vivraient 80% des Palestiniens, encerclés et contrôlés par les Israéliens. Cette solution politique est une grande aberration.

L’extrémisme échevelé du Hamas, Organisation terroriste palestinienne qui prône ouvertement sans la moindre gêne la destruction d’Israël, ne constitue-t-il pas la principale entrave à la reprise des négociations entre Israël et l’Autorité Palestinienne?

Le Hamas ne devrait pas être le problème. Cette Organisation radicale palestinienne, qui veut jeter tous les Juifs à la mer, est minoritaire au sein de l’Autorité Palestinienne. Sa puissance militaire et son influence politique ont été sérieusement entamées depuis la dernière guerre à Gaza. Par ailleurs, les dirigeants du Hamas ont perdu un allié de taille, l’Égypte, qui, depuis l’accession du Maréchal Abdel Fatah Al-Sissi à la Présidence du pays et l’éviction des Frères Musulman du pouvoir, considère désormais la Branche militaire du Hamas, Ezzeden AlQassam, comme une Faction terroriste. Le Gouvernement d’Al-Sissi a pris dernièrement une décision draconienne qui a pour but d’isoler et d’affaiblir le Hamas: la fermeture complète de la frontière entre l’Égypte et Gaza. La Syrie de Bashar al-Assad, allié traditionnel du Hamas, aux prises avec une guerre civile interethnique très meurtrière, a aussi pris ses distances à l’égard du Hamas. Cette Organisation fondamentaliste palestinienne est chaque jour plus isolée. Les Israéliens doivent absolument renouer le dialogue avec leur seul interlocuteur palestinien crédible: Mahmoud Abbas.

Êtes-vous toujours optimiste en ce qui a trait aux perspectives futures des relations entre Israël et les Palestiniens?

Le pire serait de sombrer dans le fatalisme et l’inaction. Les négociations entre Israël et les Palestiniens ont toujours été longues et rudes. Les Palestiniens sont les responsables de l’échec cuisant des négociations entre les deux parties qui ont eu lieu en 2000 et 2007. Les leaders palestiniens rejetèrent vigoureusement les offres de paix très généreuses qui leur ont été faites par les anciens Premiers Ministre d’Israël Ehoud Barak et Ehoud Olmert. Cependant, il ne faut pas prendre non plus les Palestiniens pour des imbéciles! Israël ne peut pas leur demander de retourner à la table des négociations et annoncer publiquement le lendemain la construction de centaines de nouveaux logements pour les colons israéliens en Cisjordanie. Tant et aussi longtemps que la colonisation israélienne tous azimuts de la Cisjordanie et des quartiers arabes de Jérusalem-Est se poursuivra, les Palestiniens refuseront de reprendre les négociations. C’est pourquoi il est urgent et impératif de mettre un terme à cette politique de colonisation suicidaire. Les Juifs, qui pendant plusieurs millénaires sont parvenus dans la Diaspora à préserver leur Identité sans posséder une Terre, n’ont pas encore compris que les Terres de la Cisjordanie sur lesquelles ils bâtissent de nouvelles colonies sont l’un des principaux éléments constitutifs de l’Identité du peuple palestinien. L’État palestinien, s’il voit le jour, sera créé seulement sur un quart du territoire de la Palestine originelle.

Cet automne, avec d’autres intellectuels Israéliens, vous avez appuyé la reconnaissance par les Parlements européens d’un État palestinien. Cette initiative européenne n’est-elle pas utopique et très contre-productive quand on sait qu’un État palestinien indépendant ne verra pas le jour grâce au bon vouloir des Européens mais uniquement par le biais de négociations directes entre Israël et les Palestiniens ?

Cette pétition a été signée par près d’un millier de militants du camp de la paix israélien: des écrivains, dont Amos Oz, David Grossman et moi-même; des artistes; des universitaires; des anciens Officiers supérieurs de Tsahal et des Services de renseignements israéliens; des ex-hauts fonctionnaires… L’objectif de cette pétition était d’inciter les Parlements européens à adopter des Résolutions reconnaissant l’État de Palestine dans les frontières de 1967, au côté d’Israël, qui pourraient servir de base à la reprise des négociations de paix, aujourd’hui au point mort. Tout le monde sait que cette reconnaissance symbolique n’aura aucune retombée concrète sur le terrain. L’État palestinien, s’il voit le jour, sera le fruit de négociations incontournables entre Israéliens et Palestiniens. Les Israéliens qui ont soutenu cette initiative des Parlements européens sont convaincus que, dans le contexte politique très lugubre qui sévit aujourd’hui en Israël et en Palestine, c’est la seule manière de repousser l’option désastreuse d’un État binational israélo-palestinien et d’encourager les éléments modérés de l’Autorité Palestinienne à retourner à la table des négociations. Sinon, ce sont les Palestiniens les plus radicaux qui tiendront le haut du pavé et finiront par anéantir tout espoir de paix. L’État binational est un scénario très noir chaque jour plus plausible. Le soutien que les signataires de cette pétition ont apporté aux Parlements européens pour qu’ils reconnaissent officiellement l’État de Palestine ne représente pas un acte moral et existentiel seulement pour les Palestiniens, mais, avant tout, pour les Israéliens.

Benyamin Netanyahou exige des Palestiniens qu’ils reconnaissent la spécificité juive de l’État d’Israël. Cette demande vous paraît-elle réaliste?

Cette demande est complètement ridicule. Pourquoi les Palestiniens devraient-ils reconnaître l’État d’Israël comme l’État du peuple juif? Ni David Ben Gourion, ni Menahem Begin, ni Yitzhak Shamir, ni Yitzhak Rabin, ni Ariel Sharon… n’ont jamais demandé aux Palestiniens une chose aussi absurde lorsqu’ils gouvernaient Israël. Benyamin Netanyahou exige des Palestiniens non pas la reconnaissance d’Israël “État juif”, mais d’Israël “État du peuple juif”. Est-ce qu’on a demandé à tous les Juifs de la Diaspora s’ils souhaitaient qu’Israël soit leur État? Il faut rappeler que quand l’Égypte et la Jordanie ont signé un Accord de paix avec Israël, ces deux pays arabes ont reconnu l’État d’Israël et non l’État du peuple juif. En 1993, lors de la signature des Accords d’Oslo, l’O.L.P. de Yasser Arafat a reconnu aussi l’État d’Israël et non l’État du peuple juif. Tout le monde sait qu’Israël est un pays dont la majorité des habitants sont Juifs. Mais, pour définir l’essence de l’État d’Israël, je préfère employer le terme “Israélien” plutôt que le terme “Juif”. C’est le terme “Israélien” qui me définit comme citoyen d’Israël.

Comment convaincre les Israéliens de la bonne foi des Palestiniens quand les manuels scolaires palestiniens incitent les collégiens Palestiniens à haïr Israël?

Pour moi, l’incitation à la haine d’Israël dans les manuels scolaires palestiniens n’est pas un problème majeur. Dans des manuels scolaires israéliens, les Palestiniens sont aussi souvent dépeints d’une manière ignominieuse. Je ne cherche pas l’amour des Palestiniens, je suis simplement en quête d’une paix avec les Palestiniens qui soit fonctionnelle et durable. Depuis la création d’Israël, il y a presque 67 ans, nous avons vécu en paix avec nos concitoyens Arabes, qui constituent 20% de la population israélienne. En Israël, en dépit de nombreuses guerres et de périodes sombres de grande tension intercommunautaire, la cohabitation entre Juifs et Arabes a été un grand succès. Les deux Communautés sont parvenues à trouver un modus vivendi malgré le fait que les Israéliens Juifs sont en guerre avec les frères et soeurs Palestiniens des citoyens Arabes d’Israël. Je suis convaincu que le jour où nous parviendrons à une entente avec les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, nous pourrons aussi instaurer avec ces derniers un modus vivendi  semblable à celui qui existe entre Juifs et Arabes Israéliens depuis la fondation de l’État d’Israël. Une minorité juive continuera à vivre au sein du futur État de Palestine. Il s’agira de la minorité d’Israéliens vivant dans les colonies juives de la Cisjordanie qui refusera de quitter ce Territoire après la signature d’un Accord de paix entre Israël et les Palestiniens. Chose certaine: Israël ne pourra pas cette fois-ci évacuer par la force des dizaines de milliers de colons Juifs. Ça déclencherait une guerre civile fratricide qui opposerait des Juifs à d’autres Juifs. Un scénario terrifiant que nous devons absolument éviter.

Comment relancer un processus de négociations aujourd’hui au point mort?

Ne nous leurrons pas! L’interminable conflit opposant Israël aux Palestiniens ne pourra pas être résolu sans l’aide des Européens et sans une intervention ferme des Américains auprès des deux parties antagonistes. La probabilité que ce contentieux vieux de plus de cent ans puisse être réglé honorablement par le truchement de négociations directes entre Israéliens et Palestiniens est très minime. Les États-Unis sont le principal responsable de la perpétuation de ce conflit. Depuis 1967, année de l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza par Israël à la suite de la Guerre des Six Jours, les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir à Washington n’ont absolument rien fait pour mettre un terme à la colonisation israélienne des Territoires palestiniens. Pourtant, depuis 1967, tous les Présidents américains, Républicains ou Démocrates, ont déclaré que les colonies israéliennes constituent un obstacle à la paix. Malheureusement, cette affirmation est demeurée lettre morte. Les négociations entre Israël et les Palestiniens ne pourront pas être sérieusement relancées tant que les Américains, et les Européens aussi puisqu’ils allouent annuellement à l’Autorité Palestinienne une aide financière substantielle, n’exerceront pas des pressions intenses sur les deux parties.