Quel avenir pour le peuple juif et Israël?

Alexandre Adler

“Je considère que le peuple juif, l’État d’Israël et la paix du monde elle-même se retrouvent depuis quelques années en balance avec le Programme nucléaire iranien notamment, qui pourrait déboucher bientôt sur une réalité tangible. La destinée immédiate du peuple juif, sous la forme de l’entité israélienne, est donc à présent une nouvelle fois en réel danger. Ce péril, tel Janus, nous contemple comme dans l’Angelus Novus de Walter Benjamin, en nous révélant le spectacle effroyable des destructions du siècle passé, tandis qu’il se dirige en lui tournant le dos, tel un aveugle, vers un avenir de plus en plus opaque, de plus en plus incertain, peut-être de plus en plus tragique.”

Le peuple juif et Israël sont de nouveau confrontés à des épreuves éprouvantes et à des grands dangers existentiels, rappelle l’historien et journaliste Alexandre Adler dans un livre remarquable et passionnant, Le Peuple-Monde. Destins d’Israël, qui vient de paraître aux Éditions Albin Michel.

Dans cet essai solide, incisif et fortement interpellateur, ce grand spécialiste des questions géopolitiques internationales, éditorialiste au quotidien français Le Figaro, dresse un impressionnant état des lieux du monde juif en ces premières décades du XXIe siècle et nous dévoile pour la première fois son rapport personnel au Judaïsme, à Israël et à la réalité juive dans son extraordinaire diversité.

Alexandre Adler nous a accordé une entrevue récemment.

Canadian Jewish News: Dans votre livre, vous dressez une radioscopie assez sombre de l’état actuel du peuple juif. Selon vous, “la destinée immédiate du peuple juif est une nouvelle fois en réel danger”.

Alexandre Adler: Dans les années 40, le célèbre romancier et dramaturge Tristan Bernard a prononcé une phrase mémorable lorsqu’il est sorti in extremis du Camp de transfert de Drancy grâce à l’intervention de son ami Sacha Guitry: “J’ai toujours pensé que le peuple juif est le peuple élu, mais pour l’instant il est en ballottage”. Je crois que c’est exactement la situation que le peuple juif vit aujourd’hui. Les Juifs occupent certainement une place éminente dans l’Histoire du monde et dans les sociétés développées, mais ils ont aussi le sentiment qu’ils font face à une grande précarité existentielle. C’est un élément d’interrogation qui les taraude profondément. Ce livre n’est pas un livre apocalyptique. Il aborde des sujets importants et légitimes, mais il ne se borne pas qu’à ça. En réalité, ce livre est plutôt optimiste dans sa vision du Judaïsme, de la Vie juive et des espoirs ayant trait à l’avenir du peuple juif. Tout au long de son Histoire, le peuple juif a traversé des moments de désorientation, que Maïmonide a décrit dans le Guide qu’il a dédié à ses Égarés, ses Névouhim. Les Juifs vivent aujourd’hui un autre moment de désorientation.

C.J.N.: Donc, l’angoisse quotidienne dans laquelle le peuple juif vit et les menaces lancinantes qui continuent de planer sur lui sont un phénomène permanent.

Alexandre Adler: Rien de nouveau. Depuis des millénaires, les Juifs côtoient quotidiennement de grands dangers. À la différence des autres peuples de l’Antiquité, après la destruction du second Temple de Jéru­sa­lem, les Juifs ont décidé, avec une opiniâtreté inébranlable, de poursuivre leur existence dans des circonstances très difficiles. Cette ténacité coriace est un élément permanent dans le vouloir-vivre des Juifs. Je fais partie de ceux qui croient que l’Histoire apporte du nouveau, que celle-ci n’est pas un éternel retour. Mais, il y a dans la conjoncture actuelle des événements inquiétants qui devraient nous faire réfléchir.

C.J.N.: Quels sont ces événements inquiétants?

Alexandre Adler: Dans la phase récente de son Histoire, le peuple juif a atteint des sommets extraordinaires. Pour la première fois, quasiment tous les Juifs sont à même de vivre dans des pays démocratiques et libres où ils sont reconnus dans un statut de parfaite égalité avec

 

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leurs autres concitoyens. C’est une situation sans précédent dans l’Histoire du peuple juif. Le monde juif non seulement a atteint l’égalité la plus parfaite dans tous les pays occidentaux, mais il connaît aussi depuis la création d’Israël, en 1948, une vie étatique tout à fait saine. Par ailleurs, les Juifs participent pleinement à la vie publique et intellectuelle dans les grands pays de la Diaspora, en Amérique du Nord, le Canada inclus, en Europe occidentale et même en Russie. Ça, ce sont les sommets.

Mais, en même temps, les Juifs côtoient aussi des abîmes très profonds: le Programme nucléaire iranien est un danger extrêmement aigu qui me­nace sérieusement l’État d’Israël et la stabilité géopolitique du Moyen-Orient. Et, pour des raisons com­plexes, qui s’apparentent à un engrenage implacable, le peuple d’Israël ne s’est pas réconcilié avec ses voisins arabes. Au contraire, la condamnation à mort prononcée par les peuples arabes contre l’État d’Israël en 1947 non seulement n’a pas été levée mais elle s’est amplifiée. Aujourd’hui, le nombre de pays ou de mouvements arabes qui veulent reconnaître Israël est de moins en moins important. Ce sont des abîmes terribles.

C.J.N. : Des menaces qui assombrissent les perspectives futures du peuple juif et d’Israël.

Alexandre Adler: On ne doit pas prendre à la légère ces menaces re­dou­­tables. À ces grands dangers ­s’ajoute aussi le fait que cette vie apparemment brillante des Juifs en Diaspora s’accompagne -ça je n’aime pas le dire parce que je trouve que ça fait déploration- d’une certaine assimilation, d’un affaiblissement de l’Iden­ti­té juive qui contraste avec l’ébriété nationaliste et religieuse qui prévaut aujourd’hui en Israël. Tout ça n’est pas bon signe. Comme vous le savez, dans la Tradition juive, le Nabi, le Prophète, est celui qui voit dans le désert une tempête de sable qui va se constituer prochainement que les autres n’ont pas encore vue venir. La capacité prophétique qui est dans les gènes du peuple juif conduit certainement celui-ci à une inquiétude supérieure à la normale et à la moyenne.

C.J.N.: L’antisémitisme est aussi un fléau délétère qui sévit toujours avec force au XXIe siècle, y compris dans les pays démocratiques occidentaux.

Alexandre Adler: Je ne sais pas si l’antisémitisme s’est aggravé ou s’il est devenu plus ouvert? Nous avons connu une époque qui n’était pas bénie mais qui était particulière où l’antisémitisme ne pouvait pas se dire ouvertement. En Europe occidentale, après le génocide juif, nous avons traversé un moment où les périphrases sur les Juifs étaient nombreuses. Beaucoup d’Européens remettaient en cause l’Histoire qui avait conduit à l’annihilation physique de six millions de Juifs européens. Aujourd’hui, une nouvelle génération se lève. Celle-ci ne connaît pas Joseph. Désormais, l’antisémitisme parvient à s’exprimer de manière beaucoup plus décontractée. Il est nourri par l’antisémitisme du Moyen-Orient, arabe en particulier, qui n’a absolument pas désarmé. La combinaison de l’antisémitisme traditionnel et de l’antisémitisme attisé par les détracteurs de l’État d’Israël est redoutable.

C.J.N.: En ces Temps de Mondialisation débridée et de grande morosité quels sont les principaux atouts du peuple juif?

Alexandre Adler: Je pense que la force du peuple juif, c’est celle que ­j’exprime à ma manière dans ce livre: une capacité à ne pas vivre dans l’idéologie, à ne pas raconter des bêtises, à ne pas chanter à tue-tête des chants patriotiques, mais essayer de regarder froidement la situation en analysant tout ce qui est extrême­mement positif et tout ce qui ne l’est pas. Parfois, évidemment, ça fait grincer les dents. La force du peuple juif réside dans son refus de croire à la propagande et aux idéologies et dans son aptitude à croire à la réalité et aussi un peu en Dieu.

C.J.N.: Vous portez un regard fort critique sur l’État d’Israël d’aujourd’hui. Les “lézardes du Sionisme”, les “déchirures intestines nationales” qui lacèrent Israël, les “égarements” de la classe politique israélienne… vous préoccupent beaucoup.

Alexandre Adler: Il n’y a aucune raison de se taire sur ce qui ne va pas dans la société israélienne d’aujourd’hui. Je considère que l’État d’Israël, en dépit de sa confusion, de son système politique déplorable, des défauts d’assimilation des Russes, qui sont arrivés en Israël avec tous les préjugés de l’ancienne Union Soviétique, des peurs et des incompréhensions que le monde arabe éveille chez nos compatriotes Israéliens, est un succès impressionnant, en particulier un succès matériel, celui d’une société qui dépose chaque année presque autant de Brevets que les trois plus grandes économies de la planète, les États-Unis, le Japon et l’Allemagne.

On ne cesse de claironner que la population juive continue de diminuer en pourcentage par rapport à la population mondiale. C’est sans doute vrai. Mais, par contre, la proportion de Prix Nobel et de Médailles Fields -la plus prestigieuse récompense décernée dans le domaine des Mathématiques- ne cesse de croître. Encore cette année, les Juifs ont décroché cinq Prix Nobel -1 en Chimie, 2 en Physique, 2 en Médecine. Ce n’est pas un phé­no­mène ponctuel ni exception­nel. Cette excellence dans le domaine du savoir nous rappelle le rôle majeur que le peuple juif et Israël sont en train de jouer dans l’Économie du XXIe siècle, celle du savoir et de la liberté. C’est quand même une raison d’espérer. Mais, évidemment, comme ma mère me disait quand j’étais premier en classe, ça m’est arrivé: “La prochaine fois tâche de le mériter”. J’ai envie de dire ça aussi à Israël. Pour l’instant ce n’est pas mal, mais essaye de le mériter. Il est impératif qu’Israël donne une image un peu plus ho­no­rable de sa politique étrangère et de son rapport au monde que celle que des hommes comme Avigdor Lieberman projettent actuellement à l’exté­rieur du pays. Nous, Juifs, devons quand même nous poser la question de l’impopularité croissante de la politique et de l’image d’Israël dans le monde. Bien entendu, tout dans cette impopularité ne peut être imputé à Israël, mais reconnaissons que les dirigeants actuels de l’État hébreu en font beaucoup pour entretenir cette piètre image.

In an interview, French historian and journalist Alexandre Adler talks about his recent book on Israel’s destiny and his thoughts about the country’s future.