Regard israélien sur ‘Charlie Hebdo’

“Si tous les dessinateurs de presse sont des fantassins de la démocratie, ceux de Charlie Hebdo étaient aux avant-postes pour défendre vigoureusement jusqu’à leur dernier souffle l’une des valeurs cardinales de la démocratie: la liberté d’expression. Les dessinateurs de Charlie Hebdo assassinés cruellement et très lâchement par des djihadistes fanatiques sont de grands héros. Pour les dessinateurs de presse, Charlie Hebdo représente la fameuse “ligne rouge” qu’il ne faut pas franchir. Avec leurs dessins provocateurs, Charb, Cabu, Wolinski, Tignous… ont défini et rendu visible cette incontournable “ligne rouge” qu’ils franchissaient sans ambages chaque semaine.”

Figure majeure du Dessin de presse et de la Bande Dessinée en Israël, Michel Kichka a été profondément bouleversé par la tragédie ineffable qui a coûté la vie aux principaux membres de l’Équipe de Charlie Hebdo.

Né en Belgique en 1954, Michel Kichka, qui a fait son Aliya en 1974, a grandi avec les dessins de Cabu et de Wolinski. Le dessinateur tué Tignous était un proche ami. À l’instar de Michel Kichka, Tignous était aussi membre de l’Association Cartooning for Peace Dessins pour la Paix.  

Fondée en 2006 par le grand caricaturiste du journal Le Monde, Plantu, et l’ex-Secrétaire Général des Nations Unies, Kofi Annan, Cartooning for Peace regroupe des dessinateurs de presse d’une cinquantaine de pays.

Les événements macabres qui viennent d’ensanglanter la France ont suscité aussi un grand émoi en Israël. 

Invité à commenter cette horrible tragédie par les principaux journaux, chaînes de télévision et radios d’Israël, Michel Kichka s’est escrimé à expliquer au public israélien ce que représente le travail des dessinateurs de Charlie Hebdo, hérauts de la tradition satirique française. Il a écrit à ce sujet un article de fond de trois pages, illustré avec une caricature qu’il a spécialement dessinée pour rendre hommage à ses compères assassinés de Charlie Hebdo, publié dans l’édition du week-end du 9 janvier du Yediot Aharonot, le journal israélien le plus largement diffusé. 

“Nous n’avons malheureusement pas de journal satirique en Israël. J’ai expliqué aux Israéliens que dessiner le prophète Mahomet tous les matins, ce n’est pas un hobby des dessinateurs français. Dans les journaux “officiels” français, on ne dessine pas des Mahomet. Charlie Hebdo est un journal satirique qui a déclaré la guerre au bon goût et où il n’y a jamais eu de limites, ni de tabous. À Charlie Hebdo, on s’est toujours lâché d’une manière dont on ne se lâche dans l’autre presse, la “grande presse”. Ça ne veut pas dire pour autant que les journaux satiriques français font partie d’une presse marginale”, explique Michel Kichka en entrevue depuis Jérusalem.

La presse satirique, dont Charlie Hebdo est le principal chef de file, est un excellent moyen de mesurer l’état de santé d’une démocratie”, estime Michel Kichka.

“Je pense qu’une démocratie saine doit pouvoir accepter tous les dérapages, y compris ceux qui enfreignent la loi. À Charlie Hebdo, on dérape tous les jours. C’est le fonds de commerce de ce journal vitriolique.”

Le drame qui s’est abattu sur Charlie Hebdo enhardira-t-il les dessinateurs à franchir la fameuse “ligne” en matière de Dessins de presse établie par les caricaturistes du célèbre journal satirique français?

“Quand on dessine pour Charlie Hebdo, on peut faire des dessins très provocateurs et même un peu bébêtes, dit Michel Kichka. Mais, quand on présente des dessins dans le cadre des expositions organisées par Cartooning for Peace, qui sont aussi mis en ligne sur le Site Web de cette Association internationale de dessinateurs de presse, on est obligé de faire des “dessins intelligents”, c’est-à-dire des dessins où tu réfléchis un peu, en étant conscient qu’aujourd’hui les caricatures circulent sur le Net et ne restent plus cantonnées dans un petit village du Danemark”.

Pour les dessinateurs de presse, Charlie Hebdo est “une espèce d’étalon auquel on se réfère constamment”, souligne Michel Kichka.

“Les dessinateurs de Charlie Hebdo m’obligent à me poser la question de mes propres limites quand je prends mon crayon. Leur précieux travail m’aide parfois à voir qu’au fond je peux aller plus loin que là où je vais d’habitude. Que peut-être je me retiens trop, que peut-être ce sont les dessinateurs de Charlie Hebdo qui ont raison parfois. Je mène ainsi un dialogue entre moi-même et moi-même en comparant le travail des dessinateurs de Charlie Hebdo au mien. Je me dis alors: “Cette fois-ci, ce sont mes confrères de Charlie Hebdo qui ont raison. J’aurais dû peut-être aller un peu plus loin”. Après tout, le dessin est un combat, il faut frapper fort parfois!”

Michel Kichka enseigne le Dessin à la prestigieuse Académie des Beaux-Arts Bezalel de Jérusalem. Toutes les semaines, il commente, par le truchement de ses caricatures, les faits les plus marquants de l’actualité nationale et internationale dans plusieurs émissions d’Affaires publiques très populaires de la télévision israélienne. Il a Présidé pendant plusieurs années l’Association des caricaturistes et des dessinateurs de presse d’Israël.

Michel Kichka a illustré une cinquantaine de livres pour enfants et est l’auteur d’un roman graphique autobiographique très poignant, Deuxième Génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père (Éditions Dargaud), dans lequel il retrace la vie de son père, Joseph Kichka, survivant de la Shoah. Cette remarquable Bande Dessinée, traduite déjà en sept langues, sera prochainement adaptée au cinéma.

On peut apprécier le brillant travail artistique de Michel Kichka sur son Blog: kichka.com