Regards d’Etgar Keret sur les 65 ans d’Israël

Etgar Keret

Superstar de la jeunesse israélienne, qui raffole de ses nouvelles surréalistes, le réputé écrivain Sabra Etgar Keret, né à Tel-Aviv en 1967, après la Guerre des Six jours, dans une famille de survivants de la Shoah, est aussi un cinéaste et un scénariste de Bandes Dessinées très talentueux. Ses livres sont traduits en 25 langues. En 2008, son très beau film Méduses, coréalisé avec son épouse, Shira Geffen, s’est mérité un des plus prestigieux Prix du Festival de Cannes: la Caméra d’Or.

Le franc-parler tonitruant et les prises de position décapantes de ce brillant créateur culturel furieusement contemporain continuent de provoquer de vives controverses en Israël.

Etgar Keret sera l’un des invités d’honneur de la 15ème Édition du Festival littéraire Métropolis Bleu de Montréal. Le dimanche 21 avril, il participera à deux événements littéraires organisés en collaboration avec le Consulat général d’Israël à Montréal -cf. le Programme du 15ème Festival littéraire Métropolis Bleu: www.blue metropolis.org

Entretien avec l’écrivain israélien, sans conteste, le plus influent et déjanté de sa génération.

Canadian Jewish News: Israël fête cette semaine ses 65 ans d’existence. Com­ment envisagez-vous l’avenir de votre pays natal?

Etgar Keret: Bien que j’habite dans le pays des Prophètes, jouer au Prophète est un exercice prétentieux qui m’horripile. Chose certaine, 65 ans après sa fondation, l’État d’Israël doit composer avec plusieurs scéna­rios terrifiants: la menace nucléaire iranienne; la radicalisation des Palestiniens; les velléités macabres du Hamas; une grande instabilité politique en Égypte et en Syrie; la recrudescence du fon­da­men­ta­lisme islamiste dans un Moyen-Orient en pleine implosion… Des cauche­mars effrayants! Sur le plan démographique, nous devons aussi envisager un scénario très noir: dans 25 ou 30 ans, les Arabes et les Juifs ultra-orthodoxes seront majoritaires dans la société israélienne. Aujourd’hui, avec le Hamas au pouvoir à Gaza et un Gouvernement ­d’extrême droite au pouvoir à Jé­ru­sa­lem, les perspectives de paix entre Israël et les Palestiniens sont très sombres. Mais, il ne faut jamais se résigner. Il y a eu des périodes, notamment après la signature des Accords d’Oslo, en 1993, où le processus de paix était largement soutenu par une majorité d’Israéliens et de Palestiniens.

Si on veut sortir du marasme dans lequel les Israéliens et les Palestiniens sont aujourd’hui embourbés, l’instauration d’une paix fonctionnelle est l’unique solution. Je n’ai jamais cru à la “paix des braves”. C’est une notion totalement utopiste. En effet, les “braves” veulent con­ti­nuer à se battre. Je crois qu’il faut davantage espérer la paix des fatigués, c’est-à-dire la paix des Israéliens et des Palestiniens qui en ont assez de s’entretuer, qui ne veulent plus vivre dans une société régie par la peur et le désespoir et qui sont prêts à mettre leur ego de côté pour pouvoir mener une vie décente. Israéliens et Palestiniens ne feront jamais la paix pour des raisons morales, mais pour des raisons purement pragmatiques. Seuls le réalisme et le pragmatisme les dépêtreront de l’immobilisme politique dans lequel ils se sont enfargés.

C.J.N.: Des récentes enquêtes d’opinion ont montré clairement que la majorité des Israéliens, y compris un très grand nombre de jeunes, ne croient plus à la possibilité qu’une paix viable soit conclue avec les Palestiniens dans un futur proche. On a l’impression que vous esquivez ce constat irrécusable?

Etgar Keret: Vous avez raison. Depuis la seconde Intifada, en 2000, beaucoup d’Israéliens nour­rissent une profonde méfiance à l’égard des Palestiniens. L’espoir a progressivement cédé sa place à une grande désillusion. Cet état d’esprit morose s’est accentué en 2005 après l’évacuation de la bande de Gaza par Tsahal. À titre de récompense pour leur courageux désengagement de Gaza, les Israéliens ont reçu un beau cadeau de la part des Palestiniens: des milliers de roquettes lancées par le Hamas depuis cette enclave palestinienne régentée par une horde d’islamistes complètement détraqués. J’aimerais beaucoup choisir nos interlocuteurs pour négocier la paix. Si c’était possible, mon premier choix serait les Norvégiens. Mais, les Israéliens doivent composer avec une réalité plus rude. Tant et aussi long­temps que notre contentieux avec les Palestiniens ne sera pas réglé, Israël ne pourra pas vivre dans la quiétude, ni dans la normalité. C’est pourquoi il est très difficile pour moi d’accepter le fait que les négociations avec les Palestiniens ne soient plus inscrites à l’ordre du jour de l’Agenda politique du Gouvernement d’Israël.

C.J.N.: Qu’attendez-vous du nouveau Gouvernement dirigé par Benyamin Netanyahou?

Etgar Keret: Ce qui m’inquiète beaucoup, c’est que la reprise des négociations avec les Palestiniens ne semble plus être une priorité pour la classe politique israélienne. Désormais, les questions sociales et éco­no­miques sont la priorité numéro 1 du nouveau Gouvernement Netanyahou. La poursuite des pourparlers avec les Palestiniens n’est pas non plus un Dossier prioritaire pour Yaïr Lapid, leader du Parti de Centre-Droit Yesh Atid. Yaïr Lapid, que je connais bien personnellement et qui est un homme d’une grande honnêteté morale -je regrette qu’il mette son grand talent au service d’une classe politique totalement discréditée aux yeux d’une majorité d’Israéliens-, a fait le saut dans l’arène politique pour essayer de convaincre le Gouvernement Netanyahou d’adop­ter des mesures concrètes pour atténuer la grave crise sociale qui sévit dans le pays et qui frappe de plein fouet les couches les plus démunies de la population israélienne.

C.J.N.: Donc, l’entrée de Yaïr Lapid dans le nouveau Gouvernement Netanyahou vous laisse plutôt dubitatif.

Etgar Keret: Yaïr Lapid et Naftali Bennett, leader du Parti d’extrême droite Habayit Hayehudi, s’entendent parfaitement comme larrons en foire malgré leurs divergences idéologiques en ce qui a trait à l’avenir des colonies juives sises en Cisjordanie. Le principal ennemi du Gouvernement Netanyahou ce ne sont plus les Palestiniens, mais les Juifs ultra-orthodoxes. Ces derniers, qui seront bientôt obligés à s’enrôler dans les rangs de Tsahal et qui ne bénéficieront plus des subventions très généreuses auxquelles ils ont eu droit pendant de nombreuses années, sont désormais les nouvelles têtes de Turcs du Gouvernement Netanyahou. Les négociations avec les Palestiniens ne sont pas non plus inscrites à l’ordre du jour de l’Agenda des Partis politiques de Gauche. Cette question capitale, qui est au coeur des problèmes auxquels Israël est aujourd’hui confronté, n’est plus une priorité ni pour le Parti Travailliste, ni pour le Meretz. L’unique priorité pour ces Partis de Gauche est aussi la question sociale.

C.J.N.: Quel est votre point de vue sur la question très controversée de l’intégration forcée des Juifs ultra-orthodoxes dans l’Armée d’Israël?

Etgar Keret: Pour la grande majorité des Israéliens, le statut actuel des Juifs ultra-orthodoxes, qui sont exemptés de servir dans Tsahal, est inacceptable. Je partage entièrement ce sentiment d’injustice et de frustration. Mais ce grave problème ne sera pas résolu en contraignant les Juifs ultra-orthodoxes, et les Arabes israéliens aussi, à faire leur Service militaire. Ce sera une grande erreur. Il faut trouver impérativement une solution réaliste, et viable, qui soit bénéfique pour toute la société israélienne et non une solution boiteuse, qu’on ne parviendra jamais à mettre en oeuvre, ayant pour seul but d’établir une symétrie entre les Israéliens laïcs et les Israéliens ultra-­orthodoxes.

Il faut rappeler que le statut social actuel des Juifs ultra-orthodoxes puise son essence dans une décision politique, datant de 1948, année de la création de l’État hébreu, prise par le Premier ministre d’Israël de l’époque, David Ben Gourion. Ce dernier pro­posa alors aux leaders rabbiniques de la Communauté juive ultra-orthodoxe un Accord, appelé “Statu Quo”, afin de faciliter l’intégration des Juifs religieux dans la société israélienne naissante. Avec cet Accord, le nouvel État d’Israël s’engageait à exonérer les jeunes Juifs ultra-orthodoxes de servir dans Tsahal et à respecter rigoureusement les préceptes religieux fondamentaux du Judaïsme. Depuis, les Juifs ultra-orthodoxes ont grande­ment bénéficié des prérogatives que leur confère ce “Statu Quo”.

C.J.N.: Ce problème vous paraît donc insoluble?

Etgar Keret: 65 ans plus tard, brusque­ment, le Gouverne­ment israélien veut mettre fin aux avantages accordés aux Juifs ultra-orthodoxes. Prérogatives que la majorité des Israéliens qualifient de “scandaleuses” et “moyenâ­geuses”. En Israël, faire son Service militaire est un prérequis quasi incontournable pour pouvoir décrocher ensuite un emploi. Or, la raison pour laquelle la grande majorité des Juifs ultra-orthodoxes préfèrent continuer à vivo­ter, souvent misérablement -c’est le cas des chefs de famille ayant quatre, cinq ou six enfants-, dans une Yéchiva plutôt que de travailler, c’est parce qu’ils ne veulent pas servir dans Tsahal.

Par ailleurs, soyons réalistes et honnêtes! L’Armée israélienne n’a pas besoin d’intégrer dans ses rangs des fondamentalistes religieux qui deviendront très vite des soldats très problématiques, surtout lorsque ces derniers suivront à la lettre les consignes édictées par leurs Rabbins plutôt que les directives émanant du Haut État-Major de Tsahal. La seule solution réaliste qui peut être envi­sa­gée pour régler une fois pour toutes ce problème très épineux, c’est d’in­ci­ter les jeunes Juifs ultra-­ortho­doxes, et les jeunes Arabes israéliens aussi, à effectuer un Service civil au sein de leur Communauté: travailler dans les hôpitaux, aider les personnes ma­lades et non autonomes physiquement, organiser des activités pour les enfants après les heures d’école… En ces temps de crise sociale et éco­no­mique, ce travail civil sera très bénéfique pour toute la société israélienne. On ne peut pas obliger par la force des citoyens d’un pays aussi complexe et divisé qu’Israël à s’enrôler dans une Armée qu’ils exècrent!

C.J.N.: Comment expliquez-vous le grand intêret que la Littérature et le Cinéma israéliens sucitent aujourd’hui dans le monde entier?

Etgar Keret: Je ne suis pas du tout surpris que la Littérature et le Cinéma israéliens connaissent aujourd’hui un grand succès au niveau inter­na­tio­nal. Israël est une Terre regorgeant d’histoires et d’anecdotes de tous les genres. Dans la société israélienne, les conflits et les drames humains sont légion. C’est pourquoi il est facile pour un écrivain ou un cinéaste de trouver l’intensité nécessaire pour bâtir une oeuvre de fiction originale et interpellante. Israël a une impressionnante Industrie de films documentaires parce que c’est un pays où vous pouvez trouver quasiment dans chaque coin de rue une histoire personnelle très touchante à relater. Ce cadre narratif des plus stimulants est un précieux sésame pour les créateurs littéraires, cinématographiques et culturels israéliens.

Prenez par exemple mon cas. Ma famille, très hétéroclite, qui a toujours nourri mon imagination roma­nesque, symbolise avec force la riche diversité identitaire du peuple juif. Mes parents sont des survivants de la Shoah; ma soeur aînée est une Juive ultra-orthodoxe qui vit à Méa Shéarim, à Jérusalem -âgée de 50 ans, elle a 11 enfants et 8 petits-enfants-; mon frère, un anarchiste échevelé qui s’est toujours battu fou­gueuse­ment contre la violence policière, a été le fondateur en Israël du Parti pour la légalisation de la marijuana; son épouse est une traductrice de films pornographiques -ils ont vécu pendant six ans en Thaïlande dans une maison érigée sur un arbre, dotée d’Internet haute vitesse… Plus “flyé” que ma famille, c’est difficile de trouver! Imaginez un instant la quantité d’histoires sordides et hilarantes qui circulent dans ma Fratrie. Je ne suis donc pas étonné que de ­superbes oeuvres de fiction littéraires et cinématographiques “Made in Israël” captivent aujourd’hui un large public dans les quatre coins du monde.

 

In an interview, Israeli writer and filmmaker Etgar Keret, who will speak at the Jewish Public Library on April 21 as part of the Blue Metropolis Montreal International Literary Festival, talks about different aspects of life in Israel today.