Une entrevue avec le grand romancier Ken Follett

Ken Follett PHOTO: EDMOND SILBER

Pro-Européen invétéré, le grand romancier britannique Ken Follett est inquiet pour l’avenir de l’Europe, “un Continent dérouté et durement frappé par la crise économique où les Partis politiques d’extrême droite, le populisme et l’antisémitisme ne cessent de gagner du terrain”, constate-t-il avec effroi.

“Je n’ai jamais été un Eurosceptique. Cependant, les avancées fulgurantes du mouvement populaire britannique qui prône ardemment la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne me préoccupent au plus haut point. L’objectif final de ce courant nationaliste et extrémiste, qui impute aux immigrants, aux Noirs, aux Musulmans… la responsabilité de tous les maux économiques et sociaux qui affligent aujourd’hui le Royaume-Uni, est très dangereux. Tout cela a un air putride de déjà vu! J’exhorte mes concitoyens anglais, et européens aussi, à ne pas devenir des amnésiques de l’Histoire”, nous a dit Ken Follett au cours de l’entrevue qu’il a accordée au Canadian Jewish News lors de son bref passage à Montréal, où il a été l’invité d’honneur du Salon du Livre de Montréal.

Nous avons rencontré Ken Follett, qui parle fort bien le français, dans sa Suite du très chic Hôtel Saint-James, sis au Vieux-Montréal.

Affable, humble et doté d’un grand sens de l’humour, Ken Follett incarne à la perfection la quintessence du raffinement britannique. 

Ce multimillionnaire du livre -il a vendu à ce jour 160 millions d’exemplaires de ses romans, traduits en 33 langues, dans plus de 80 pays- est l’un des plus grands auteurs contemporains de romans d’espionnage –L’Arme à l’œil; Les Lions du Panshir; Triangle; Le Réseau Corneille…- et de best-sellers. Son roman historique Les Piliers de la Terre, qui relate les péripéties inhérentes à la construction d’une grande Cathédrale dans l’Angleterre du XIIe siècle, a connu un succès mondial retentissant: 20 millions d’exemplaires vendus. Tous ses romans ont été publiés en français aux Éditions Robert Laffont.

Ken Follett est venu à Montréal présenter le dernier opus, Aux Portes de l’Éternité (Éditions Robert Laffont), de la magistrale trilogie, intitulée Le Siècle, de plus de 3000 pages, qu’il a consacrée au XXe siècle. 

Inaugurée, en 2010, avec La Chute des Géants, imposante fresque historique dont le récit se déroule durant la Première Guerre mondiale et la Révolution russe à travers les destins croisés de cinq familles, allemande, anglaise, américaine, russe et galloise, et poursuivie, en 2012, avec L’Hiver du Monde, qui nous catapulte dans les horreurs abominables de la Deuxième Guerre mondiale,  la trilogie Le Siècle s’achève avec Aux Portes de l’Éternité -version française de Edge of Eternity-. Une somme romanesque étourdissante qui retrace un demi-siècle de troubles sociaux et géopolitiques qui ont profondément transformé le monde contemporain: de l’érection du Mur de Berlin en 1961 à l’élection de Barack Obama en 2008, en passant par la Crise des Missiles de Cuba, la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis, l’implosion du Communisme…

Cette trilogie sur le XXe siècle, fruit de sept années d’écriture intensive, est une saga historique imposante et des plus passionnantes. 

“Ma méthode: ne jamais trahir la réalité historique tout en peuplant celle-ci de personnages émanant de mon imagination, inspirés souvent par de vraies personnes qui ont vécu dans leur chair les affres de l’impitoyable Histoire du XXe siècle”, explique l’écrivain.

Dans le deuxième volume du Siècle, L’Hiver du Monde, l’Europe est un Vieux Continent ravagé par une guerre très meurtrière sous la férule des nazis et d’autres dictateurs fascistes féroces. Les Juifs sont le bouc émissaire désigné et exécré par ces régimes autocratiques fossoyeurs de la Démocratie. 

La recrudescence de l’antisémitisme dans l’Europe de 2014 surprend-elle Ken Follett?

“L’antisémitisme dans l’Europe d’aujourd’hui c’est une horreur. On a l’impression que les Européens n’ont rien appris de la sinistre Histoire de l’Europe des années 30 et 40. Il faut cependant rappeler qu’aujourd’hui, l’antisémitisme est plus virulent en France qu’en Grande-Bretagne.”

Mais, poursuit-il, parallèlement à ce regain inquiétant d’antisémitisme, un autre phénomène pernicieux a connu aussi ces dernières années un essor important dans les sociétés européennes: l’islamophobie.

“En Europe, l’antisémitisme et l’islamophobie sont deux fléaux concomitants qui prolifèrent dans un contexte de crise économique. Dès que l’économie va mal, les vieux démons antisémites et xénophobes ressortent de leurs placards moisis. L’exutoire répugnant martelé par les nazis et les fascistes durant les années 30 et 40 a de nouveau pignon sur rue dans plusieurs pays européens: tout va mal à cause des immigrants, des Juifs, des Musulmans… C’est une excuse odieuse et très simpliste qui, malheureusement, a fait ses preuves au cours de l’Histoire tragique de l’Europe de la première moitié du XXe siècle. C’est une dérive très dangereuse.”

Les romans de Ken Follett connaissent aussi beaucoup de succès en Israël. La majorité de ses romans ont été traduits en hébreu. En 1980, il a publié un polar d’espionnage haletant, Triangle (Éditions Robert Laffont), version française de Triple, qui entraîne le lecteur dans les dédales sinueux du conflit israélo-arabe. Ce contentieux, toujours pas résolu, lui inspirerait-il aujourd’hui un nouveau récit romanesque?

“J’aimerais beaucoup écrire un roman ayant comme trame le conflit israélo-palestinien. Mais, je crois que ce ne sera pas possible. Généralement, mes romans ont un dénouement heureux. Or, malheureusement, le conflit israélo-palestinien ne cesse de s’aggraver de jour en jour. Difficile, tout du moins pour l’instant, d’envisager la fin de ce conflit centenaire. Je suis assez pessimiste d’autant plus que la confrontation entre Israéliens et Palestiniens a pris ces dernières années une tournure religieuse. Or, l’Histoire nous a prouvé que chaque fois que la religion s’est immiscée dans un conflit qui au départ opposait deux nationalismes très fougueux, ça a débouché sur de grandes catastrophes.”

Ken Follett a exploré exhaustivement la période des guerres de religion au Moyen-Âge dans son grand best-seller Les Piliers de la Terre

Quel regard porte-t-il sur la rude guerre qui oppose aujourd’hui l’Occident à l’État Islamique? Sommes-nous de nouveau en plein dans une guerre de religion?

“Je suis en train d’écrire un roman qui se déroule au XVIe siècle, à l’époque des guerres de religion en Europe entre les Protestants et les Catholiques. Les similarités avec ce qui se passe aujourd’hui sont très frappantes. Les  guerriers de l’État Islamique en 2014 et les Croisés Chrétiens du Moyen-Âge ont le même objectif macabre: tuer au nom de Dieu tous ceux qui ne sont pas des fidèles de l’Islam ou du Christianisme. Quand des fondamentalistes échevelés sont résolument convaincus que seule leur religion est la détentrice exclusive de la “vérité sur Terre”, ils n’hésitent pas au nom de cette “vérité” délirante à déclencher des guerres atroces de purification ethnique. C’est ce à quoi nous assistons impavides aujourd’hui au Moyen-Orient. Au cours de l’Histoire, les utopies ont souvent engendré d’effroyables crimes de masse. Les Communistes en savent quelque chose!”

Y a-t-il une “Recette littéraire” Ken Follett?

“Pas du tout. Je ne suis pas le Merlin l’Enchanteur de la prose romanesque, lance-t-il en s’esclaffant. Ce qui est le plus important pour moi, c’est que les lecteurs de mes livres partagent les émotions de mes personnages fictifs. Que quand mon personnage a peur, le cœur du lecteur batte. Que quand mon personnage est triste, le lecteur ait la larme à l’œil. C’est ça le miracle de la Littérature, dit-il. Quand un lecteur tourne avidement les pages d’un roman, ça veut dire que le romancier a fait son “Job”. Sinon, le livre en question ne connaîtra pas beaucoup de succès, même s’il est bien écrit et encensé par les critiques littéraires. Distiller des émotions fortes dans l’esprit d’un lecteur, c’est un très grand défi pour un romancier. Mon unique ambition est de continuer à enchanter mes lecteurs.”