‘À Auschwitz-Birkenau j’ai connu le pire de l’homme’

Marceline Loridan-Ivens

Nous publions cette semaine l’entrevue que la cinéaste et documentariste française Marceline Loridan-Ivens, survivante du camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau, nous a accordée à l’occasion de la publication de son livre autobiographique “Et tu n’es pas revenu” (Éditions Grasset). Une lettre d’amour bouleversante qu’elle a écrite à son père, feu Salomon Rosenberg, mort en déportation.


Marceline Loridan-Ivens et son père furent arrêtés en mars 1944 par la Gestapo à Bollène et déportés le 13 avril 1944 au camp d’Auschwitz-Birkenau dans le convoi ferroviaire 71 parti de Drancy. Sa mère, sa sœur et son frère purent échapper aux griffes de la Gestapo et à la déportation. Dans le même convoi où elle été transférée à Auschwitz-Birkenau se trouvait aussi Simone Veil, qui allait devenir des années plus tard une célèbre personnalité politique française dont elle est devenue depuis une très proche amie.

Marceline Loridan-Ivens porte taoué sur son avant-bras gauche un numéro de matricule: 78750.

Pourquoi a-t-elle attendu soixante-dix ans avant d’écrire cette lettre très poignante à son père ?

“Je n’aurais jamais pu écrire cette lettre à mon père adoré, Shloïme, sans avoir traversé auparavant un certain nombre de chemins. Depuis soixante-dix ans, le spectre funeste de la mort est omniprésent dans ma vie. Je me dis tous les jours qu’il aurait mieux valu que je meure au camp de Birkenau et que ce soit mon père qui rentre à la maison. Dans tous mes films, le souvenir indélébile de mon père est omniprésent. Je me suis enfin décidée à écrire cette lettre à mon père parce que, sept décennies plus tard, je suis toujours obsédée tous les jours par la perte d’une lettre qu’il m’a fait parvenir en catimini à Birkenau par le truchement d’un électricien qui changeait les ampoules de nos blocs obscurs. Un bout de papier, déchiré sur un côté, où il m’avait écrit quatre ou cinq phrases dont je ne me rappelle que de la première: “Ma chère petite fille” et de la dernière: “Shloïme””, nous a confié Marceline Loridan-Ivens.

Soixante et onze ans plus tard, les souvenirs macabres de son arrivée et de sa réclusion au camp d’Auschwitz-Birkenau continuent de la tourmenter.

“Quand les portes du wagon qui nous a transportés au camp d’Auschwitz-Birkenau se sont ouvertes, des déportés dans leurs habits rayés nous ont murmuré: “Donnez vos enfants aux vieillards et dites que vous avez dix-huit ans”. Je venais d’avoir seize ans au camp d’internement de Drancy. Je n’avais pas l’apparence d’une fille de dix-huit ans. Un SS me demanda d’ouvrir ma bouche trois fois de suite pour examiner ma dentition. Naïvement, je croyais qu’en vérifiant nos dents de sagesse, ça confirmerait si nous avions, ou non, dix-huit ans. J’ai menti sur mon âge. Ce mensonge sauva ma vie”, raconte Marceline Loridan-Ivens.

C’est le terrifiant Dr Josef Mengele qui décida de son sort.

Je n’oublierai jamais le cynisme, la dureté et le regard glacial de Mengele, ce démon chargé de la sélection dès notre arrivée à Auschwitz-Birkenau. Il nous faisait tourner nues sur nous-mêmes au bout de sa baguette. Mengele avait le dernier mot: continuer à vivre ou être expédié vers la chambre à gaz. Jamais je ne m’étais montrée nue devant un inconnu avant ça. J’étais une enfant pudique. Ce fut un horrible moment d’humiliation.”

À quel moment Marceline Loridan-Ivens a-t-elle pris conscience qu’à Auschwitz-Birkenau les Juifs étaient gazés?

Dès notre arrivée au camp, nous avons compris que le vrai dessein des nazis était l’extermination programmée des Juifs. On sentait une odeur putride de chair humaine brûlée. Dès la tombée du jour, le ciel était rougeâtre, des flammes de plusieurs mètres de haut sortaient des cheminées”, se rappelle-t-elle.

Marceline Loridan-Ivens fut immédiatement transférée au camp de Birkenau. Son père, Salomon Rosenberg, fut expédié au camp d’Auschwitz.

À Birkenau, Marceline Loridan-Ivens a été affectée aux travaux extérieurs. Elle cassait des cailloux, poussait des wagonnets et creusait des tranchées sur la nouvelle route menant au crématoire numéro 5. Un jour, en revenant vers le camp en fin de journée, elle croisa un groupe d’hommes. Elle a tout de suite reconnu son père parmi ces prisonniers.

“Dès que nous nous sommes entraperçus, nos corps respectifs ont frémi, se souvient-elle. Nous sommes sortis de nos rangs et avons couru l’un vers l’autre, nos cœurs battant la chamade. Nous nous sommes embrassés fougueusement. J’étais très consciente que ce petit moment de bonheur allait nous coûter très cher. Mais cet instant fugace et inattendu a interrompu durant quelques précieuses secondes le scénario abject que les nazis avaient diaboliquement écrit pour nous. Rapidement, un SS courroucé nous sépara à coups de crosse de fusil. Il me frappa brutalement et me traita de “sale putain”. Avant de perdre connaissance sous les coups de ce SS, j’ai juste eu le temps de donner à mon père le numéro du bloc où j’étais recluse: le 27B. Quand j’ai repris mes esprits, j’ai senti quelque chose dans mes poches, une tomate et un oignon que mon père avait réussi à me glisser à l’insu de nos gardiens. Je ne l’ai plus jamais revu.”

Marceline Loridan-Ivens a-t-elle vécu à Birkenau des moments de fraternité et de solidarité?

Birkenau était un monde où la cruauté et les plus grands paradoxes humains avaient pignon sur rue. Birkenau était un monde ténébreux dénué de repères où j’ai connu le pire de l’homme. Dans ce terroir de la mort et de la haine gratuite, on ne pouvait plus distinguer la frontière supposée séparer le Bien du Mal. Les prisonniers entre eux pouvaient faire preuve de la violence la plus abominable et aussi de la solidarité la plus inouïe. Je n’oublierai jamais les rares moments de solidarité fraternelle que j’ai vécus dans cet enfer.”

Un jour, Marceline Loridan-Ivens tomba gravement malade. Elle avait une fièvre hallucinante. Ses camarades du commando de travail auquel elle avait été affectée la cachèrent dans un abri de fortune. Les Kapos qui étaient au fait de ce stratagème firent semblant de tout ignorer pour qu’elle puisse se reposer.

“Il y a eu des gestes d’une grande solidarité, mais ceux-ci étaient aléatoires.  À mon retour en France à la fin de la Guerre, j’avais complètement perdu mes repères humains. Il m’a fallu de nombreuses années pour réapprendre à vivre et à aimer”, dit-elle.

Marceline Loridan-Ivens est restée sept mois au camp d’extermination de Birkenau. Elle a été transférée ensuite au camp de concentration de Bergen-Belsen, en Allemagne,  et au camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie. Elle a été libérée le 10 mai 1945 par l’Armée rouge soviétique. Sur les 1500 Juifs déportés avec elle et son père, Salomon Rosenberg, dans le convoi 71 parti de Drancy, seulement 70 sont retournés en France à la fin de la Guerre.

Quel regard cette survivante de la Shoah porte-t-elle sur la recrudescence de l’antisémitisme qui sévit en France et en Europe depuis quelques années?

“Je suis très inquiète pour l’avenir des Juifs en France et en Europe. Aujourd’hui, l’attitude généralisée de l’Europe et du monde entier est de culpabiliser Israël pour ce que les nazis et leurs cyniques acolytes européens ont fait aux Juifs pendant la dernière Grande Guerre. Ça me révolte profondément. J’entends résonner dans ma tête la réplique d’un film magistral, Welcome in Vienna, qui retrace l’Histoire des Juifs d’Europe. L’un des personnages de ce film dit: “Ils ne nous pardonneront jamais tout le mal qu’ils nous ont fait”. C’est l’attitude ignoble que le monde entier, et particulièrement l’Europe, adopte en ce moment à l’endroit d’Israël. C’est honteux! L’extrême droite d’une part et l’extrême gauche d’autre part culpabilisent à tout crin les Juifs et Israël. Je me réjouis qu’au Canada votre gouvernement actuel soit très sensible à la question de l’antisémitisme et se porte courageusement à la défense des droits très légitimes d’Israël. Continuer à stigmatiser les Juifs et Israël soixante-dix ans après la Shoah, c’est dégoûtant!”

Comment Marceline Loridan-Ivens envisage-t-elle le futur des Juifs en France?

Le gouvernement français fait tout ce qu’il peut pour protéger les Juifs. Ça, nous devons le reconnaître. Mais la présence en France de mouvements islamistes radicaux très bien organisés et très actifs m’inquiète beaucoup. Les attentats de janvier dernier contre le journal Charlie Hebdo et le magasin israélite Hypercasher sont la preuve patente que l’islamisme radical a connu en France ces dernières années un essor terrifiant. Je suis très en colère parce que je suis convaincue que les quatre millions de Français qui ont défilé le 11 janvier dernier dans toutes les villes de France ne seraient pas sortis dans la rue si l’unique cible des Djihadistes avait été les clients Juifs du magasin Hypercasher. Les Français n’auraient pas bougé. Tout cela me fait très peur. Je suis très pessimiste pour l’avenir des Juifs en France.”

Marceline Loridan-Ivens est-elle inquiète aussi pour l’avenir de la Mémoire de la Shoah?

J’ai 87 ans. Nous devons absolument raconter aux jeunes l’Histoire de la Shoah et des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale, dit-elle. Aujourd’hui, les gens, notamment beaucoup de jeunes, ignorent complètement cette Histoire et ont des préjugés pernicieux sur Israël.  Je vais dans des lycées témoigner devant des jeunes de mon expérience concentrationnaire. Ils m’écoutent attentivement, mais je ne sais pas ce qui en restera dans leur Mémoire. Dans des quartiers difficiles, ma venue dans des écoles et la présentation de mes films ont suscité des protestations. Je suis très inquiète pour l’avenir de la Mémoire de la Shoah. Je veux laisser des traces tangibles de cette Mémoire en espérant que celles-ci pourront jouer un rôle éducatif. Mais je ne suis pas très optimiste pour le futur. C’est pour cette raison que je n’ai jamais voulu avoir des enfants.”