L’Islam de France et l’antisémitisme

Nous publions cette semaine le deuxième volet de l’entrevue que l’universitaire et écrivain Shmuel Trigano a accordée au Canadian Jewish News. Dans celui-ci, cette figure marquante de l’intelligentsia juive française nous livre ses réflexions sur l’état des relations entre la communauté juive et la communauté musulmane institutionnelles de France.

Shmuel Trigano est Professeur de Sociologie à l’Université de Paris X-Nanterre, Directeur de la revue ­d’Études juives européennes Pardès, Directeur de l’Observatoire du Monde juif et auteur de nombreux essais sur le Judaïsme et l’antisémitisme en France.

Au niveau institutionnel, il y a en France depuis plusieurs années un dialogue judéo-musulman constant. Pourtant, ce rapprochement entre les Institutions communautaires juives et les Institutions communautaires musulmanes ne semble pas avoir contribué à atténuer l’antisémitisme qui sévit dans des franges importantes de la Communauté arabo-musulmane française.

“C’est un problème complexe. Est-ce que ce sont des relations à caractère religieux ou à caractère politique? Ces deux types de relations sont sans aucun doute mêlés. Je suis très perplexe vis-à-vis de ce dialogue interreligieux dans la mesure où les “re­pré­sen­tants” Juifs ne posent pas les vraies questions. On ne peut pas continuer à feindre qu’il y a en France entre Juifs et Musulmans une fraternité tout en éludant des questions primordiales pour les Juifs, telles la légitimité de l’existence de l’État d’Israël, la spoliation et la violence dont ont été victimes les Juifs dans les pays arabes… Force est de rappeler que nous, Juifs, avons un contentieux avec le monde arabo-musulman. Un million de Juifs ont été chassés des pays arabes au lendemain de la création de l’État d’Israël. C’est un fait historique qui ne peut pas être passé sous silence. On ne nous parle que des réfugiés palestiniens et on ignore le destin dramatique d’un million de Juifs originaires du monde arabo-musulman. Un véritable dialogue entre Juifs et Musulmans ne pourra être amorcé que lorsque les questions les plus épineuses seront abordées avec une grande franchise. Ensuite, nous verrons si une évolution positive de ce dialogue est possible. Ce ne peut être qu’un dialogue de bon voisinnage car sur le plan religieux tant que l’islam n’aura pas fait un aggiornamento sur sa doctrine concernant les Juifs, je ne vois pas très bien en quoi peut consister un dialogue “interreligieux” judéo-­musulman”, dit Shmuel Trigano.

Les leaders de la Communauté musulmane de France sont très réticents à con­damner publiquement l’antisémitisme. Ce mutisme semble exaspérer les Juifs français?

“En fait, ce dont les Institutions juives se sont rendu compte avec dix ans de retard, c’est que les Institutions musulmanes officielles n’ont jamais condamné clairement et systématiquement l’antisémitisme. Le pro­blème, c’est que les appels au meurtre des Juifs n’émanent pas seulement des islamistes mais d’autorités instituées de l’islam, rappelle Shmuel Trigano. Par exemple, l’une des figures de proue de l’islam contemporain, le Cheikh Al Qara­daoui, Président du Conseil de la Fatwa pour l’Europe, un Orga­nisme soutenu et promu par le Qatar, pays allié de la France, a, lors d’une allocution qu’il a prononcée devant un million d’Égyptiens ras­sem­blés à la Place Tahrir du Caire, appelé sans ambages à tuer les Juifs. Ni la presse ni les télévisions françaises, qui étaient présentes à ce moment-là à la Place Tahrir, n’ont fait la moindre mention de ce prêche foncièrement antisémite. Je m’attendais à ce que les hauts dirigeants de la Mosquée de Paris condamnent ce discours abject. Ils ne l’ont pas fait, et sans doute ces derniers ne peuvent pas le faire. Ils doivent avoir peur de désavouer des leaders religieux aussi répandus. L’été dernier, le Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim, est allé voir le nouveau Président de la Répu­blique française, François Hollande, pour lui demander qu’il intercède auprès des dirigeants de la communauté musulmane de France pour qu’ils con­damnent publiquement l’antisémitisme. On attend toujours cette condamnation urbi et orbi de la part de l’islam institutionnel de France.”

Par leur couverture propalestinienne du conflit israélo-arabe, certains médias français ne contribuent-ils pas aussi à attiser l’hostilité à l’endroit des Juifs affichée dans des pans de la communauté arabo-musulmane française?

“Il y a en France un discours de circonstance sur Israël et le conflit israélo-palestinien. Il s’impose comme une vérité et ses gardiens censurent ou stigmatisent toute contradiction. La télévision diffuse régulièrement des émissions qui pratiquent de façon documentable et analysable une désinformation systématique sur Israël, on lit des revues où on vous parle d’apartheid israélien, comme si c’était une évidence, ou des oliviers palestiniens que les Israéliens détruisent brutalement, sans compter la persécution des Bédouins du Néguev… Une Bande Dessinée très célèbre et couverte de Prix, Chroniques de Jérusalem, nous raconte que les Israéliens pratiquent le trafic d’organes des Palestiniens et autres horreurs… Mais tout le reste est tu: les Palestiniens sont de grands humanistes, l’islam une “religion de paix”, etc… Mohammed Merah a assassiné des enfants dans une École juive de Toulouse parce qu’il voulait, selon ses dires et ceux d’un de ses proches, venger les “petits Palestiniens qu’Israël tue quotidiennement à Gaza”. Le terroriste a pu puiser dans les médias français, et pas seulement à Al Jazeera, les “informations” qui l’ont motivé. L’affaire Al Durah sur la Chaîne nationale France 2 a donné le ton depuis 2001 et a ressuscité en Europe le mythe du Juif tueur d’enfants.”

Le gouvernement socialiste de François Hollande s’est fermement engagé à lutter vigoureusement contre l’antisémitisme. Cet engagement des pouvoirs publics hexagonaux a-t-il rassuré les Juifs de France?

“L’actuel Ministre français de l’Intérieur, Manuel Valls, est à l’écoute de la communauté juive. Mais en quoi cela peut-il la rassurer? Est-ce que le gouvernement français dispose de tous les moyens nécessaires pour lutter énergiquement contre l’antisémitisme alors que le problème de l’insécurité générale ne cesse de s’accentuer en France? C’est la véritable question. Aujourd’hui, la France est un pays où l’État ne maîtrise plus la sécurité publique dans de nombreux quartiers et villes, constate Shmuel Trigano. À tel point qu’une Sénatrice socia­liste a demandé récemment au gouvernement que l’Armée française, et non pas la Police ou la Gendarmerie, intervienne à Marseille pour rétablir l’ordre public. Cette requête a été évidemment refusée parce qu’accepter celle-ci ça signifierait reconnaître qu’il y a un état de guerre civile en France. Dans de nombreux quartiers de France, des populations entières, y compris des populations immigrées et musulmanes, souffrent d’un état d’insécurité générale. Mais l’antisémitisme ne pose pas seulement des problèmes de sécurité. C’est avant tout un pro­blème politique, et par conséquent on ne peut le distinguer de la politique intérieure et extérieure de la France. Le phénomène antisémite est aujourd’hui transnational, on ne peut le séparer des enjeux internationaux et des choix français en la matière. La “rue arabe”, selon l’expression consacrée, traverse les villes françaises…”

 

In the second part of an interview published Jan. 31, French academic and author Shmuel Trigano talks about the Jewish community’s problems with the Muslim communities in France.